Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/48

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impossible de rompre, emplissait Philippe de remords. En ce moment, il éprouva de l’aversion contre cette petite fille fantasque et déraisonnable, qui suscitait entre eux ces minutes équivoques. Peu habitué aux femmes, assez timide avec elles, il lui supposait des desseins mystérieux.

— Allons là, dit Suzanne, en désignant, au milieu du jardin, un groupe plus épais d’arbustes et de charmilles où l’ombre semblait s’accumuler.

Ils s’y engagèrent par un sentier en berceau, qui les conduisit à un escalier de quelques marches. C’était un rond-point, entouré d’une balustrade de pierre, avec un petit bassin, et, en face, dans un cadre de feuillage, une statue de femme sur laquelle tremblait un rayon de lune. Une odeur un peu moisie émanait de cet endroit suranné.

— Vénus ou Minerve ? Corinne peut-être ? dit Philippe qui plaisanta pour cacher sa gêne. J’avoue qu’on ne distingue pas très bien. Est-ce un péplum ou une robe qui la revêt ? Est-ce un casque ou un turban qui la coiffe ?

— Ça dépend, dit Suzanne.

— Comment ? de quoi ?

— Oui, ça dépend de mon humeur. Elle est Minerve quand je suis sage et forte. Elle est Vénus quand je la regarde avec mon cœur amoureux. Et elle est aussi, suivant les heures, la déesse de la folie… et celle des larmes… et celle de la mort.

Elle avait un enjouement qui attrista Philippe. Il lui demanda :

— Et aujourd’hui, c’est la déesse…

— La déesse des adieux.

— Des adieux ?

— Oui, à Suzanne Jorancé, à la jeune fille qui vient ici tous les jours, depuis cinq ans, et qui ne viendra plus jamais.

Elle s’appuya contre la statue.

— Ma bonne déesse, en avons-nous fait des rêves toutes les deux ! Nous attendions ensemble. Qui ? L’oiseau Bleu… le prince Charmant. Un jour le prince devait arriver à cheval, sauter d’un bond le mur du jardin, et m’emporter en travers de sa selle. Un soir, il devait se glisser sous les arbres