Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/49

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et monter les marches à genoux en sanglotant. Et tous mes serments à la bonne déesse ! Imaginez-vous, Philippe, que je lui avais promis de n’amener jamais aucun homme en sa présence, à moins que je n’aime cet homme. Et j’ai tenu ma promesse. Vous êtes le premier, Philippe.

Il rougit dans l’ombre, et elle continuait d’une voix dont la gaîté sonnait faux :

— Si vous saviez comme c’est bête une jeune fille qui fait des rêves et des serments ! Tenez, je lui avais même promis que cet homme et moi nous échangerions notre premier baiser devant elle. Est-ce assez idiot ! Pauvre déesse, elle ne le verra pas, le baiser d’amour, car, enfin, je ne suppose pas que vous vouliez m’embrasser ?

— Suzanne !

— N’est-ce pas ? Il n’y a aucune raison, et tout cela est absurde. Vous avouerez aussi que cette bonne déesse n’a pas le sens commun, et qu’elle mérite une punition.

D’un geste elle poussa la statue qui tomba sur le sol et se brisa en deux morceaux.

— Que faites-vous ? s’écria-t-il.

— Laissez-moi… laissez-moi… proféra Suzanne d’un ton méchant.

On eût dit que son acte avait déchaîné en elle une colère longtemps contenue et des instincts mauvais dont elle n’était plus maîtresse. Elle se précipita, et, à coups de talon, avec des exclamations de rage, elle s’acharna furieusement après les morceaux de la statue.

Il tenta de s’interposer et la prit par le bras. Elle se retourna contre lui.

— Je vous défends de me toucher !… C’est de votre faute… Laissez-moi… je vous déteste… Ah ! oui, c’est de votre faute !

Et, se dégageant, elle s’enfuit vers la maison.

La scène n’avait pas duré vingt secondes.

— Crebleu de crebleu ! grinça Philippe, qui ne jurait pourtant pas volontiers.

Son exaspération était telle que, si la bonne déesse de plâtre n’avait pas été réduite en miettes, il l’eût certainement jetée à bas de son socle. Mais, par-dessus toutes