Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/193

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Elle mit Trilby au pas et longea doucement la muraille qui formait avec la porte un angle très large, dans lequel elle se dissimula.

Elle voyait et entendait tout.

La discussion entre les ouvriers était bruyante et, chacun voulant donner son avis, ils parlaient tous à la fois.

Il semblait même que l’entente dût s’établir difficilement, quand soudain déboucha sur la route un grand diable à longue moustache, coiffé d’un chapeau de feutre mou, et dont l’arrivée provoqua un enthousiasme général.

— Watson ! Voilà Watson !

— Un discours !

— Oui, tout de suite. On va t’expliquer…

Watson fit un geste circulaire :

— De la place ! Écartez-vous ! Je suis au courant. Ce serait dommage que je ne sois pas au courant depuis six mois que ça dure.

Et, grimpant sur une des deux bornes charretières qui encadraient la porte, il commença d’une voix puissante au milieu d’un silence parfait, soudain établi.

— C’est très simple. Depuis longtemps, nous réclamons à Silas Farwell, notre directeur, le montant d’un versement que nous n’avons jamais touché et dont il se prétend dégagé, sous prétexte que cet argent a été détourné par l’avocat Gordon. Moi, je n’ai jamais cru un mot de cette histoire-là. Gordon était l’avocat du père Farwell sur ses vieux jours. C’est lui qui a poussé ce dernier à créer, par testament, en faveur de ses ouvriers, un système de participation aux bénéfices. C’est lui qui a réglé les dispositions du contrat. Il a été notre conseil, toujours fidèle et dévoué. On ne me persuadera jamais que Gordon, l’ami des ouvriers, ait cherché ensuite à les dépouiller. Gordon doit être la victime d’une canaille que vous connaissez comme moi. Qu’en pensez-vous, camarades ?

— Parfaitement. Il a raison ! Gordon est innocent ! À bas Farwell !

Les interpellations s’entre-croisaient. Watson continua :

— Silas Farwell, au contraire, n’a jamais accepté de bon cœur la généreuse décision que son père avait prise. Et, d’ailleurs, c’est un individu que la cupidité entraîne, dans les plus louches histoires. Il mène notre entreprise à la ruine en jouant à la Bourse. Il a besoin d’une leçon. Nous nous chargerons de la lui donner.

— Bravo ! Bravo !

— Il n’est pas nécessaire de réitérer nos demandes. Il ne nous paiera pas plus cette fois que les autres. C’est un individu sur lequel les paroles justes ne produisent aucune influence. Il n’y a que la peur qui puisse l’amener à nous donner notre dû. Cet argent qu’il a volé à nous, à nos femmes et à nos enfants, nous l’avions gagné à la sueur de notre front. Nous voulons cet argent ! Ai-je raison, camarades ?

— Oui ! oui ! Nous en avons assez d’attendre !… Allons le trouver. Il paiera ou sinon…

— Oui, allons le trouver, dit Watson en descendant de sa borne et en faisant un geste menaçant.

Le tumulte redoubla, mais tout à coup on entendit retentir les sabots d’un cheval et une voix de femme retentit, dominant le vacarme.

— Attention, criait-elle.

Tous s’écartèrent. Au milieu d’eux, une jeune écuyère, montée sur un cheval en plein galop, traversa la route comme un éclair. Elle jeta, aux pieds de l’orateur improvisé, une large enveloppe jaune et disparut sous un nuage de poussière.

Les ouvriers restèrent ahuris.

Watson, se baissant, ramassa l’enveloppe.