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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

De temps à autre, le ronflement d’un avion.

À midi, Simon calcula qu’il leur restait cinq ou six lieues à faire et qu’ainsi ils pourraient atteindre Dieppe avant la nuit. Dolorès qui avait mis pied à terre et marchait comme lui, déclara :

« Nous, oui, nous arriverons… Le cheval, non. Il tombera auparavant.

— N’importe ! dit Simon. L’essentiel est que nous arrivions. »

Le roc se mêlait maintenant à des parties de sable où reparurent des traces de pas, entre autres les traces de deux chevaux qui allaient à leur rencontre le long du câble.

« Nous n’avons pourtant pas croisé de cavaliers, observa Simon. Qu’en pensez-vous ? »

Elle ne répondit pas, mais un peu plus tard, comme ils parvenaient au haut d’une pente, elle lui montra une large rivière qui se mêlait à l’horizon et leur barrait le passage. De plus près, ils virent qu’elle coulait de leur droite à leur gauche, et de plus près encore, elle leur rappela celle qu’ils avaient quittée le matin. Même couleur, mêmes rives, mêmes courbes. Déconcerté, Simon examina les environs afin de découvrir quelque chose qui différât : le paysage se reconstituait identique, dans son ensemble comme dans ses détails.

« Qu’est-ce que cela signifie ? murmura Simon. Il y a là un mirage inexplicable… car enfin, il est impossible d’admettre que nous ayons pu nous tromper… »

Mais les preuves de l’erreur commise se multipliaient. La piste des deux chevaux les ayant éloignés du câble, ils descendirent jusqu’à la berge du fleuve, et là, sur une esplanade marquée par les vestiges d’un campement, ils durent reconnaître l’endroit où ils avaient passé la nuit précédente !

Ainsi, par une distraction funeste, à la suite de l’attaque des Indiens et de la mort du jeune Mazzani, tous deux troublés, désorientés, s’en rapportant à la seule indication qu’ils eussent eue jusqu’alors, ils avaient rejoint le câble sous-marin, et, quand ils s’étaient remis en route, rien, aucun point de repère ne leur avait révélé qu’ils le suivaient en contresens, qu’ils refaisaient le chemin déjà fait, et qu’ils s’en retournaient, après un effort épuisant et stérile, vers le lieu même qu’ils avaient quitté quelques heures auparavant.

Simon eut un moment de défaillance. Ce qui n’était qu’un retard fâcheux prit à ses yeux l’importance d’un événement irréparable. Le cataclysme du 4 juin avait rejeté ce coin du monde en pleine barbarie, et il fallait pour lutter contre les obstacles des qualités qui n’étaient pas les siennes. Alors que les rôdeurs et les irréguliers se trouvaient du coup adaptés à ce nouvel état de choses, lui, il cherchait vainement des solutions aux problèmes que lui posaient des circonstances exceptionnelles. Où aller ? Que faire ? Contre qui se défendre ? Comment secourir Isabel ?

Aussi perdu sur la terre nouvelle qu’il l’eût été dans l’immensité de la mer, il remonta le cours du fleuve, en suivant d’un œil distrait la trace de deux pistes qui marquaient le sable, humide à certaines places. Il reconnaissait les empreintes laissées par les sandales de Dolorès.

« Inutile d’aller de ce côté, dit-elle, ce matin j’ai exploré tous ces terrains environnants. »

Il continua, cependant, contre le gré de la jeune femme, et sans autre but que celui d’agir et de se mouvoir. Et ainsi, au bout d’un quart d’heure, il aboutit à un endroit où la berge était piétinée et boueuse comme les bords d’une rivière, au sortir d’un gué.

Il s’arrêta soudain. Des chevaux avaient passé par là. On voyait la marque de leurs sabots.

« Oh ! fit-il avec stupeur, voici la piste de Rolleston !… Voici le dessin très net de ses semelles en caoutchouc ! Est-ce possible !… »

Presque aussitôt son enquête se précisa. Cinquante mètres plus haut, il y avait toutes les traces encore fraîches d’un campement, et Simon prononça :

« Évidemment… Évidemment… C’est ici qu’ils ont abordé hier soir. Comme nous, ils avaient dû fuir devant la crue soudaine des eaux, et, comme nous, ils ont campé sur le revers d’une colline. Ah ! ajouta-t-il, avec désespoir, nous n’étions pas séparés d’eux par plus de mille ou douze cents mètres ! Nous aurions pu les surprendre en plein sommeil ! N’est-ce pas effroyable de penser que rien ne nous a avertis… et qu’une pareille occasion… »

Il s’était accroupi, se pencha et, durant quelques minutes, examina le sol. Puis il se releva, ses yeux rencontrèrent ceux de Dolorès, et il lui dit à voix basse :

« Il y a une chose extraordinaire… Comment expliquez-vous ?… »

Le visage brun de la jeune femme s’était empourpré de sang, et d’avance il vit qu’elle devinait ce qu’il allait lui dire :

« Vous êtes venue ici, ce matin, Dolorès, pendant que je dormais, plusieurs fois vos pas recouvrent ceux de vos ennemis, ce qui prouve que vous êtes venue après leur départ. Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? »

Elle se taisait, les yeux toujours fixés sur Simon, son visage grave animé d’une expression où il y avait du défi et de la crainte. Brusquement, Simon lui empoigna la main.

« Mais alors… mais alors… vous saviez la vérité ! Dès ce matin, vous saviez qu’ils s’étaient éloignés le long du fleuve… Tenez… par là… on voit leur piste qui s’en va vers l’Orient… Et vous ne m’avez