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Page:Leblanc - Le rayon B, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/11

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LE RAYON B
559

Au centre, il y avait un groupe de généraux, jumelles en main, sabre décroché. À chaque coup, ils lorgnaient, puis hochaient la tête d’un air de satisfaction.

Mais un grand mouvement se fit parmi eux. Ils se rangèrent sur une seule ligne et prirent une attitude d’automates pendant que les soldats continuaient à servir les pièces. Et soudain surgit, par l’autre côté de la forteresse, une automobile accompagnée d’une escorte de cavaliers. Elle s’arrêta sur la plateforme. Il en descendit un homme casqué, recouvert d’une ample pèlerine que relevait le fourreau d’un sabre, dont il tenait la poignée. Très vite, il s’avança au premier plan. Nous reconnûmes le kaiser.

Il offrit la main à l’un des généraux. Les autres saluèrent de plus en plus rigides, puis, sur un signe du maître, se détendirent et se formèrent en demi-cercle autour de lui et du général dont il avait serré la main. On causa. Le général, après quelques explications et des gestes qui devaient montrer la ville, fit apporter et régler une longue-vue contre laquelle le kaiser appliqua son œil.

L’une des pièces était prête. L’ordre fut donné.

Sur l’écran, deux images rapides se succédèrent, celle d’une balustrade de pierre sculptée s’effondrant sous l’obus, et celle de l’empereur se redressant aussitôt après. Il avait vu ! Il avait vu, et sa figure qui nous apparut subitement agrandie, et seule sur l’écran, rayonnait d’une joie intense.

Il se mit à parler avec volubilité. Ses grosses lèvres, sa moustache taillée en brosse, ses bajoues creusées de rides, tout remuait à la fois. Mais, comme une autre pièce sans doute était sur le point de tirer, il se contint et regarda vers la ville. À ce moment, sa main droite se porta à la hauteur de ses yeux, un peu en dessous, de sorte que nous les aperçûmes isolément entre cette main et la visière du casque. Ils étaient durs, méchants, pleins d’orgueil, implacables. C’était bien l’expression des Trois Yeux miraculeux qui avaient palpité devant nous.

Ils s’éclairèrent. Un mauvais sourire les anima. Ils voyaient ce que nous vîmes en même temps, tout un bloc de chapiteaux et de corniches qui s’effondraient, et de nouvelles flammes qui montaient, en gerbes furieuses. Alors l’empereur éclata de rire. Une vision nous le montra courbé en deux et se tenant les côtes au milieu du groupe des généraux que secouait le même fou rire. Il riait ! Il riait ! C’était si drôle ! La cathédrale de Reims flambait ! La vénérable basilique où les rois de France venaient se faire sacrer tombait en ruines ! La force allemande atteignait l’ennemi jusqu’au cœur. Les gros canons allemands détruisaient de la beauté et de la noblesse ! Et c’était lui qui avait voulu tout cela, lui l’empereur, le roi de Prusse, le maître du monde ! Lui, Guillaume de Hohenzollern… Mon Dieu ! quelle joie de rire tout son saoul, à gilet déboutonné, d’un rire loyal et naïf de bon Allemand !…

Une tempête de huées se déchaîna dans l’amphithéâtre. La foule entière s’était levée. Des poings se tendaient. Des insultes fusaient. Les huissiers durent engager la lutte avec une troupe de furieux qui avaient envahi l’orchestre.

Derrière les barreaux de sa cage, Théodore Massignac s’inclina et pressa un bouton. Le rideau de fer monta.

III

« Les formes. »

Au matin du jour qui suivit cette séance mémorable, je me réveillai tard, après une nuit fiévreuse, durant laquelle il me sembla, par deux fois, entendre le bruit d’une détonation.

— Cauchemars ! pensai-je en me levant. Les visions du bombardement m’ont obsédé, et c’est l’éclatement des obus que j’ai entendu.

L’explication était plausible. Les fortes émotions de l’amphithéâtre, succédant à ma rencontre avec Bérangère au cours de l’autre nuit, et à ma lutte avec