Page:Leblanc - Le rayon B, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
LE RAYON B
561

aucun nuage ne s’interpose entre le soleil et l’écran. Quant à la formule, elle n’est pas bien longue… en tout quinze lettres et douze chiffres…

Massignac répéta lentement, d’un ton plus indécis :

— Quinze lettres et douze chiffres… Une fois que vous les saurez par cœur, vous pourrez être tranquille… Moi aussi… D’ailleurs qu’est-ce que je risque en vous parlant ? Vous me jurez de ne rien dire, hein ? Et puis, je vous tiens par Bérangère, n’est-ce pas ? Donc, ces quinze lettres…

Il hésitait visiblement. Les mots semblaient lui coûter de plus en plus. Et soudain, il me repoussa et frappa la table du poing, dans un accès de rage.

— Eh bien non, cent fois non, je ne parlerai pas. Ce serait trop bête ! Non, je tiendrai le coup, à moi tout seul. Arrive qui plante ! Moi, lâcher l’affaire pour deux millions ? Mais pas pour dix ! Pas pour vingt ! Je monterai la garde pendant des mois s’il le faut, comme j’ai fait cette nuit, le fusil à l’épaule… et quiconque entrera dans l’Enclos, je l’abats comme un chien. Le mur est à moi, Théodore Massignac. Que personne n’y touche ! Que personne n’essaye de m’en prendre un seul morceau. C’est mon secret ! C’est ma formule ! J’ai acheté la marchandise à coups de couteau. Je la défendrai jusqu’à mon dernier souffle, et, si je crève, tant pis, je l’emporterai dans la tombe !

Il brandissait son poing vers d’invisibles ennemis. Puis, brusquement, il m’empoigna de nouveau :

— Oui, si je crève… Les choses en sont là. Mon arrestation, les gendarmes, je m’en contrefiche. Ils n’oseront pas. Mais le voleur caché dans l’ombre… l’assassin qui me tire dessus, comme cette nuit, tandis que je montais ma garde… Car tu as entendu, Victorien Beaugrand ? Oh ! une simple éraflure. Et moi également, je l’ai raté… Mais la prochaine fois, ce salaud-là, je, prendrai le temps de viser… Ah ! salaud ! crapule !

Il se mit à me secouer violemment :

— Mais toi, aussi, Victorien, c’est ton ennemi. Tu ne comprends donc pas ? L’homme au monocle ? Le sieur Velmot ? s’il veut me voler mon secret, il veut te voler à toi celle que tu aimes. Un jour ou l’autre, tu auras ton compte, tout comme moi. Vas-tu pas te défendre, sacrée poule mouillée, et l’attaquer à l’occasion ? Si je te disais que Bérangère l’aime ? Hein, ça te fait sauter. Mais tu es donc aveugle ? Tu ne vois donc pas que c’est pour lui qu’elle travaillait tout l’hiver, et que, si je n’y avais pas mis le holà, j’étais rincé ? Elle l’aime, Victorien. C’est l’esclave obéissante du beau Velmot. Mais casse-lui donc la gueule, à ce bellâtre. Il est là. Il rôde dans le village. Je l’ai reconnu cette nuit. Ah ! Dieu de Dieu, si je pouvais lui trouer la peau !

Massignac cracha encore quelques jurons entremêlés d’insultes qui s’adressaient autant à moi qu’à Velmot. Il qualifia sa fille de coquine et de folle dangereuse, me menaça de mort si je commettais la moindre indiscrétion, et, finalement, l’injure à la bouche et le poing tendu, sortit à reculons comme un homme qui redoute une agression suprême de l’adversaire.

Il n’avait rien à redouter. J’étais impassible sous le choc des outrages. Seules m’avaient remué son accusation contre Bérangère et cette affirmation brutale de l’amour qu’elle portait au sieur Velmot. Mais, depuis longtemps, j’avais résolu de ne point tenir compte des sentiments que je gardais à la jeune fille, de ne pas les connaître, même de ne point la défendre, ni la condamner, ni la juger, et d’attendre, pour souffrir, que les événements m’eussent placé devant des preuves irrécusables. Au fond, ce qui persistait en moi, me semblait-il, c’était une grande pitié. Le drame affreux où Bérangère avait sombré redoublait de violence. Théodore Massignac et son complice se dressaient l’un contre l’autre. Une fois encore le secret de Noël Dorgeroux allait déchaîner les passions, et tout faisait prévoir que Bérangère serait emportée dans la tourmente.