Page:Leblanc - Les Heures de mystère, paru dans Gil Blas, 1892-1896.djvu/188

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Comme de toute idée trop fixe et de toute sensation dont l’étrangeté se maintient trop longtemps, il résulta chez Achille un peu de déséquilibre. Il s’oubliait à contempler son idole des minutes entières, les bras mêlés, les prunelles proches. Il lui parlait tout bas, il avait des secrets avec elle, et il frémissait dans l’attente anxieuse d’une réponse. En marche, il se retournait tous les vingt pas et lui jetait des regards d’intelligence. Il lui semblait alors qu’elle le remerciait par un sourire.

— Puisque tu l’aimes tant, lui disait-on, paye-toi le concert : avec quarante sous t’en verras la farce.

Il s’y refusait. Pourquoi ? Il n’en savait rien et ne questionnait pas à ce sujet. En tout être, si vil et si grossier qu’il soit, surnage sans doute toujours le respect de son illusion. Il sent que c’est chose fragile. Un souffle la noie. Et la peur le rend réfractaire aux expériences précises. Inconsciemment, il préféra au charme problématique de la chanteuse, à sa voix et à ses gestes réels la chère vision de grâce qui lui murmurait à l’oreille des paroles tendres.

Une fois, la chaleur étant forte, il imita ses camarades et, durant le repos, s’endormit sous sa carriole. Un rêve délicieux le hanta. Oh ! l’exquise créature qui se penche sur lui, offrant la caresse de ses lèvres fraîches et le trésor abondant de sa poitrine ! Elle avait des yeux de luxure et des bras avides…

Dès lors, une infernale jalousie s’érigea parmi le détraquement de son âme. Verania lui appartenait. Il était le maître, le maître de l’idole. Il aurait voulu l’enfouir, comme une morte que lui seul avait le droit d’admirer. Hélas ! ce n’était plus un chemin de triomphe que cette promenade à travers Paris, mais un calvaire abominable où il traînait, en trébuchant, sa croix de misère. Quel