Page:Leblanc - Les Heures de mystère, paru dans Gil Blas, 1892-1896.djvu/75

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Mais moi j’aime la vie, elle m’est douce et favorable. J’ai la santé, la fortune, la jeunesse, assez de rêves réalisables pour connaître l’assouvissement, assez d’impossibles pour pouvoir toujours désirer. J’aime les fleurs, les bêtes, les hommes, le bruit des rues, le silence des campagnes. Je sais pleurer et rire. J’ai des gaietés d’enfant, de délicieuses douleurs, des extases fortifiantes. Le charme des femmes m’émeut. Mes sens sont ardents. La prose des penseurs et le vers des poètes m’exaltent.

Et cependant je me tuerai…

… Il y a un demi-siècle, un homme habitait en un vieil hôtel branlant. Des experts lui dirent : « Votre demeure n’est plus solide. Elle s’écroulera ». Un jour il prit une pioche et, furieusement, attaqua la grosse poutre vermoulue du vestibule. Et la maison s’effondra sur lui.

Il y a vingt-cinq ans, un riche possesseur de terres visita ses granges. Elles débordaient de fourrages. Un des paysans dit : « Tout de même, si ça brûlait ! » Le soir même, le maître se glissa parmi la paille et le foin jusqu’au centre du plus grand hangar. Et il y mit le feu.

Je suis le fils et le petit-fils de ces deux hommes. Et de même qu’ils se sont tués, il faudra que je me tue.