Page:Leblanc - Une femme, 1893.djvu/293

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Nous avons tous en nous un vide immense, un abîme qu’il nous faut éternellement remplir. Les uns labourent la terre, d’autres prient, d’autres écrivent, d’autres voyagent, comblant ainsi les heures terribles, les heures où l’oisiveté est un fardeau. Lucie, elle, prenait des hommes.

« Et puis, quoi ? se dit Blachère, en sais-je plus long ? Ces quelques motifs suffisent-ils à expliquer les vingt ou trente amants qu’elle se prête ? Comment la définir ? Une hystérique morale ? Cependant elle n’a rien de la névrosée moderne, aucun symptôme morbide, ses nerfs ne vibrent pas, et c’est justement une équilibrée, cette créature, une grande équilibrée. »

Il s’avoua vaincu. Tout être reste un mystère pour son prochain. On débrouille un côté de l’écheveau, l’autre s’embrouille. Il est des contradictions déconcertantes. Il est des mobiles lointains, invisibles, qui paralysent les plus récents, et qui mettent en jeu des pensées et condamnent à des actes en opposition flagrante avec le caractère présent. Un petit fait insignifiant, oublié, enseveli sous le tas des événements postérieurs, détermine, à un moment donné, une explosion de courage chez le lâche, de poltronnerie chez le brave, de vertu chez la femme dépravée, de vice chez la femme honnête.

De ses observations il tira cette unique certitude : Lucie était heureuse. Sa vie coulait