Page:Leblanc - Une femme, 1893.djvu/294

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comme un fleuve puissant. La surface en frissonnait parfois, nul désastre n’en atteignait les profondeurs mornes. L’essence même de cette âme tourmentée restait inaltérable. Rien ne prévalait contre son indifférence. Rien ne troublait longtemps la santé superbe de cette nature. Elle n’était point susceptible d’une affliction durable. Elle n’aimait, ni ne jouissait, ni ne souffrait, elle croyait aimer, jouir et souffrir.

En révolte contre le monde, elle était en accord avec elle-même, avec ses instincts et ses penchants, avec la fatalité de sa chair curieuse et de son esprit perverti, également aussi avec ses besoins extérieurs d’honorabilité. Les circonstances, jeunesse, beauté, fortune, indépendance, favorisaient une harmonie continue entre ses aspirations et ses actes, et cette harmonie lui constituait une sorte de bonheur indestructible.

Ce bonheur émerveillait Blachère. De quelle bourbe le tirait-elle ? Par quel miracle pouvait-elle le savourer ? Il lui fallait son cerveau, spécialement organisé en vue de cette existence, et son corps, insensible à la fatigue et aux intempéries, pour qu’elle ne devînt ni folle ni malade. Il fallait sa souplesse pour se plier aux manies respectives de tous ces êtres. Il fallait surtout son hypocrisie géniale pour mener cette existence et pour que le monde ne la connût point.