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Page:Leblanc - Voici des ailes, paru dans Gil Blas, 1897.djvu/13

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— Moi non plus je n’en ai pas.

Aussitôt elle rougit, car elle vit que les yeux de Pascal se dirigeaient vers son buste.

Autour d’eux un verger paisible les conviait. Quand ils s’y furent reposés, ils se mirent en marche. Un tissu de voiles légers tamisait les rayons du soleil. Après une heure de silence, comme d’Arjols et Régine disparaissaient dans le lointain, Pascal s’écria tout à coup :

— Oh ! la bonne vie de hasard et d’imprévu ! la bonne vie si pure et si nouvelle ! Cela devient passionnant de vivre. Oh ! comme c’est bon d’être heureux pour la seule raison que l’on vit ! C’est un bonheur toujours à portée de notre main. Il n’y a qu’à stimuler en soi le sens de la vie et l’on est heureux, heureux noblement, largement, en toute justice et en toute certitude. Et c’est à elle que nous devons cela, à cette petite chose d’acier. Ayons-lui de la reconnaissance. Il y a en elle des trésors de joies et de bienfaits que je commence à soupçonner. Elle nous donne l’illusion des grandes époques aventureuses où l’on errait à travers le monde, maître de soi, sans autres ressources que soi. On est libre, on est fort. On se sent l’âme d’un conquérant solitaire, d’un paladin intrépide. On voudrait trouver des torts à redresser, des monstres à combattre.

Ce flux de paroles avait jailli de lui comme une source qui crève la terre et qui s’échappe. Il y avait des jours, des années, qu’il la refoulait et qu’il l’étouffait, cette source généreuse. Mais elle venait de rompre les obstacles enfin, et il avait parlé d’un élan impétueux et irrésistible.

Madeleine l’observait, stupéfaite qu’il prononçât de tels mots, et d’une voix si ardente ! Il continua, un peu interdit lui-même :

— Nous sommes changés, nous le sommes plus que vous ne le croyez, et je ne dis pas cela parce que nous nous levons et nous couchons plus tôt, mais en vérité, croyez-vous que nous sommes les mêmes êtres qu’autrefois, à Paris ?

— Expliquez-vous, Pascal…

— Je ne sais pas… je ne sais pas m’expliquer, je ne sais pas même ce que je ressens… et cependant, pourquoi est-ce que je parle ainsi ? Pourquoi ce besoin de parler comme je n’ai jamais parlé ? Pourquoi des phrases se forment-elles en moi avec une sorte d’éloquence intérieure qui peut à peine s’exprimer et qui me fait mal ?

Ils s’assirent au bord d’un fossé où de l’eau fidèle reflétait l’image d’un saule. Et il lui dit :

— Il me semble que j’étais jusqu’ici emprisonné dans une enveloppe de verre et que c’était au travers de cette enveloppe que me venaient les spectacles du dehors, les bruits, les parfums, tous affaiblis, refroidis pour ainsi dire… et il me semble maintenant que ce verre se casse, morceau par morceau, et que les sensations m’arrivent directes, chaudes, douloureuses presque. J’ai des coins de peau plus sensibles, d’autres vont le devenir, j’en suis certain… d’autres encore restent durs et impénétrables.

Elle ne comprenait pas. Il se montrait sous un jour si différent qu’elle ne pouvait reconnaître cet homme d’ordinaire réservé, taciturne et, somme toute, à peu près pareil à tous ceux de son monde. Elle le trouvait bizarre et l’écoutait, à la fois curieuse et gênée. Lui non plus ne comprenait point. Il eût voulu se taire. Il se jugeait ridicule. Pourtant il dit :