Page:Leconte de Lisle - Derniers Poèmes, 1895.djvu/237

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t-il qu’à remercier ceux qui la leur ont accordée. Plût aux dieux, en effet, que je me fusse retiré au fond des antres de Samothrace ou des sanctuaires de l’Inde, comme on l’a prétendu, en affirmant que nul ne me suivrait dans mon temple ou dans ma pagode. J’ai peu le goût du prosélytisme, et la solitude ne m’effraie pas ; mais je suis trop vieux de trois mille ans au moins, et je vis, bon gré mal gré, au dix-neuvième siècle de l’ère chrétienne. J’ai beau tourner les yeux vers le passé, je ne l’aperçois qu’à travers la fumée de la houille, condensée en nuées épaisses dans le ciel ; j’ai beau tendre l’oreille aux premiers chants de la poésie humaine, les seuls qui méritent d’être écoutés, je les entends à peine, grâce aux clameurs barbares du Pandémonium industriel. Que les esprits amoureux du présent et convaincus des magnificences de l’avenir se réjouissent dans leur foi, je ne les envie ni ne les félicite, car nous n’avons ni les mêmes sympathies ni les mêmes espérances. Les hymnes et les odes inspirées par la vapeur et la télégraphie électrique m’émeuvent médiocrement, et toutes ces périphrases didactiques, n’ayant rien de commun avec l’art, me démontreraient plutôt que les poètes deviennent d’heure en heure plus inutiles aux sociétés modernes. De tout temps, ils ont beaucoup souffert sans doute ; mais, dans leurs plus mauvais jours, au milieu des angoisses de l’exil, de la folie et de la faim, la légitime influence de leur génie était du moins incontestée et incontestable. Voici que le moment est proche où ils devront cesser de produire, sous peine de mort intellectuelle. Et c’est parce que je suis invinciblement convaincu que telle sera bientôt, sans exception