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Page:Lectures romanesques, No 118, 1907.djvu/12

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— Épouse légitime !… Je rêve !… Ignorez-vous donc… vous !… le fils du connétable !…

— Je sais tout, monseigneur ! Mon mariage avec Jeanne de Piennes réparera toutes les injustices, effacera tous les malheurs… J’attends, mon père, que vous prononciez le sort de ma vie…

Une joie immense descendit dans l’âme du vieillard, et déjà des paroles de bénédiction montaient à ses lèvres, lorsqu’une pensée foudroyante traversa son cerveau :

« Cet homme voit que je vais mourir ! Moi mort, il se rira de la fille comme il se rit du père !… »

— Décidez, monseigneur, reprit François.

— Père, mon vénéré père, supplia Jeanne.

— Vous voulez épouser ma fille ? dit alors le vieillard. Vous le voulez ? quand ?… quel jour ?…

Le jeune homme comprit ce qui se passait dans le cœur de ce mourant. Un rayon de loyauté mâle et douce illumina son front. Et il répondit :

— Dès demain, mon père ! dès demain !…

— Demain ! dit le seigneur de Piennes, demain je serai mort !…

— Demain, vous vivrez… et de longs jours encore, pour bénir vos enfants.

— Demain ! râla le vieillard avec une immense amertume. Trop tard ! c’est fini… Je meurs… Je meurs maudit… désespéré !

François regarda autour de lui et vit que les domestiques de la maison, réveillés, s’étaient rassemblés.

Alors une sublime pensée descendit en lui.

Il enlaça d’un bras la jeune fille éperdue, fit signe à deux serviteurs de saisir le fauteuil où agonisait le seigneur de Piennes, et sa voix solennelle, vibrante de tendresse, s’éleva :

— À l’église ! commanda-t-il. Mon père, il est minuit : votre chapelain peut dire sa première messe… ce sera celle de l’union des familles de Piennes et de Montmorency.

— Oh ! je rêve !… je rêve !… répéta le vieillard.

— À l’autel ! répéta François d’une voix forte.

Alors, le cœur désespéré du vieux capitaine se fondit.

Quelque chose comme un gémissement fit trembler sa poitrine ; car les joies puissantes gémissent comme les profondeurs.

Un soupir de gratitude infinie, exaltée, surhumaine, le secoua tout entier.

Ses yeux se remplirent de larmes, et sa main livide se tendit vers le noble enfant de la race maudite !

Dix minutes plus tard, dans la petite chapelle de Margency, le prêtre officiait à l’autel. Au premier rang se tenaient François et Jeanne.

En arrière d’eux, dans le fauteuil même où on l’avait transporté, le seigneur de Piennes. Et en arrière encore, deux femmes, trois hommes, les gens de la maison, témoins de ce mariage tragique.

Bientôt les anneaux furent échangés et les mains frémissantes des amants s’étreignirent.

Puis l’officiant murmura une bénédiction :

— François de Montmorency, Jeanne de Piennes, au nom du Dieu vivant, vous êtes unis dans l’éternité…

Alors les deux époux se retournèrent vers le seigneur de Piennes comme pour lui demander sa bénédiction, à lui.

Ils virent le vieillard qui essayait de soulever ses bras, tandis qu’un rayon de joie et d’apaisement transfigurait son visage.

Un instant, il leur sourit…

Puis ses bras retombèrent pesamment… et ce sourire demeura figé à jamais sur ses lèvres décolorées :

Le seigneur de Piennes venait d’expirer !…






◄   I III   ►

Une heure plus tard, François pénétrait dans le manoir de Montmorency… Il avait remis la jeune épousée toute en pleurs aux mains de la nourrice, confidente de leurs amours, et, serrant Jeanne dans ses bras, il lui avait dit qu’il serait de retour près d’elle à la pointe du jour, dès qu’il aurait salué son père dont un cavalier lui avait annoncé l’arrivée.

Lorsque François entra dans la salle des armes, il vit le connétable Anne de Montmorency assis dans un somptueux fauteuil surélevé de trois marches, sous un dais de velours frangé d’or que soutenaient des lances.

L’immense salle était éclairée violemment par douze candélabres de bronze supportant chacun douze flambeaux de cire. Les murs étaient couverts de tapisseries énormes sur lesquelles scintillaient de lourdes épées et fulguraient des dagues.