Page:Lectures romanesques, No 128, 1907.djvu/10

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— Et que j’ai l’habitude de châtier ceux dont le rire me déplaît, acheva Pardaillan. Allez rire ailleurs.

— Ah ! ah ! fit Quélus. Et où diable voulez-vous que nous allions rire ?

— Mais, par exemple, dans le petit Pré-aux-Clercs.

— C’est bien. Et quand ?

— Tout de suite, si vous voulez !

— Non pas. Mais demain matin, vers les dix heures, nous y serons, mon ami et moi. Et vous, monsieur, tâchez de bien rire ce soir. Car il est probable que demain vous ne rirez plus.

— J’y tâcherai, messieurs ! dit Pardaillan qui salua d’un grand geste de sa plume de coq…

Quélus et Maugiron s’éloignèrent dans la direction qu’avait déjà prise Maurevert.

Pardaillan, inquiet et troublé, entra dans la salle de la Devinière, et s’attabla.

« Que diable faisaient là ces deux étourneaux ?… Et l’autre, avec sa figure d’oiseau de mauvais augure !… Seraient-ils venus là pour elle ?… Par les cornes de tous les enfers ! Si cela était !… Mais non, voyons… quelle apparence y a-t-il ?… Elle sort si rarement ! qui l’aurait remarquée ? »

Enfin, bref, le raisonnement aidant, et aussi un bon flacon de vin d’Anjou, Pardaillan parvint à se rassurer, et selon ses habitudes d’observateur, se mit à regarder autour de lui.

Ce soir-là, il y avait grand remue-ménage dans l’auberge. Les servantes dressaient le couvert pour une forte tablée dans une pièce voisine. Maître Landry et ses queux agitaient force casseroles.

— Ah ça ! demanda le chevalier à Lubin, qui le servait, il y aura donc belle et nombreuse société ce soir ?

— Oui, monsieur. Et vous m’en voyez tout joyeux.

— Pourquoi joyeux ?

— D’abord parce que messieurs les poètes sont fort généreux… ils boivent bien, et me font boire.

— Ce sont donc des poètes qui vont venir ?

— Comme tous les mois, le premier vendredi, monsieur le chevalier. Ils se réunissent pour dire des poésies qui me feraient rougir, si je n’étais trop occupé à boire pour écouter.

— Bon. Ensuite ?… Ton autre motif de joie ?

— Ah oui ! Eh bien, c’est que frère Thibaut va venir.

— Le moine ? Est-il donc aussi poète ?

— Non. Mais… excusez-moi, monsieur le chevalier, voici justement… une plume rouge…

Et, sans finir sa phrase, Lubin, qui paraissait fort embarrassé, se précipita au-devant d’un cavalier qui venait d’entrer dans la salle. Ce cavalier avait une plume rouge à sa toque. Il s’enveloppait soigneusement de son manteau qu’il relevait jusqu’au nez. Mais si bien qu’il dissimulât son visage, Pardaillan, qui avait les yeux pénétrants et le regard agile, aperçut un instant ce visage.

— M. de Cosseins ! murmura-t-il.

Cosseins était le capitaine des gardes de Charles IX, c’est-à-dire le premier personnage militaire du Louvre.

Il était de toutes les parades, de toutes les chasses royales. Pardaillan l’avait vu plus d’une fois.

« Qu’est-ce que cette société de poètes dont font partie le capitaine des gardes et le moine Thibaut ? songea le chevalier. Pourquoi est-ce Lubin et non maître Landry qui va au-devant d’un pareil personnage ? »

Et, avec une curiosité surexcitée, il suivit des yeux le manège de Lubin et de Cosseins. Landry, occupé à ses fourneaux dans la rôtisserie, n’avait pas fait attention au nouveau venu, bien que, de la cuisine située à gauche de la grande salle, il pût voir par une large baie ce qui se passait dans l’auberge.

Or, Lubin et le capitaine pénétrèrent dans la salle où les servantes dressaient le couvert.

— C’est ici qu’aura lieu le banquet, messire poète, fit Lubin en essayant vainement de dévisager l’homme à la plume rouge.

— Allons plus loin ! dit Cosseins.

La salle suivante était vide et donnait dans une quatrième salle également vide, mais où des sièges étaient préparés, au nombre d’une quinzaine.

À gauche de cette salle s’ouvrait un cabinet noir. Cosseins y entra.

— Qu’est-ce que c’est que cette porte ? demanda le capitaine.

— Elle ouvre sur l’allée qui longe les quatre salles et aboutit à la rue.

— Nul ne peut entrer par ici ?

Lubin sourit et montra les deux énormes verrous qui maintenaient la porte massive.

— C’est bien. Où se tiendra le moine ?

— Frère Thibaut ? Dans la grande salle, devant la porte du banquet. Oh ! personne n’entrera, et vous pourrez à l’aise vous débiter vos sonnets et vos ballades.

— C’est que, vous comprenez, il y a tant de jaloux qui seraient bien aises de s’emparer de nos productions !