Page:Lectures romanesques, No 128, 1907.djvu/12

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un soupir qui eût attendri un tigre. Mais frère Thibaut ne parut pas s’en apercevoir.

— Si quelqu’un veut entrer dans l’allée, continua-t-il, vous vous y opposerez. Si ce quelqu’un persiste, vous pousserez un cri d’alarme. Allez, mon cher frère, hâtez-vous…

Force fut à Lubin d’obéir.

Alors, frère Thibaut attaqua consciencieusement sa demi-poularde.

La demie de neuf heures sonna.

À ce moment, six nouveaux personnages firent leur entrée dans l’auberge.

— Voici les mécréants ! grogna frère Thibaut. Je suis comme frère Lubin, moi. Je ne comprends pas pourquoi on me force à garder la porte pour des faiseurs de Phébus comme ce Ronsard, ce Baïf, ce Rémy Belleau, ce Jean Dorat, ce Jodelle et ce Pontus de Thyard !…

En grommelant ainsi, frère Thibaut dévisageait successivement les six poètes et se rangeait pour les laisser entrer dans la salle du banquet.

Il va sans dire que l’arrivée des poètes et leur disparition avaient passé inaperçues. Et pour se rendre un compte exact de cette scène, notre lecteur doit se figurer la grande salle de la Devinière pleine de soldats, d’écoliers, d’aventuriers, de gentilshommes ; çà et là, quelques ribaudes : au milieu de la salle, un bohémien qui fait des tours de passe-passe ; les éclats de rire, les chansons, les cris des buveurs qui demandent du vin, de l’hypocras, de l’hydromel, le fracas des pots d’étain et des gobelets qui s’entrechoquent ; enfin toute l’effervescence d’une taverne bien achalandée à la minute où le couvre-feu va sonner, où l’auberge va se fermer et où l’on se hâte de vider un dernier verre.

Les six poètes de la Pléiade (Joachim du Bellay, le septième, était mort en 1560) entrèrent donc sans avoir éveillé la moindre curiosité, et passèrent dans la salle du festin.

Là, Jean Dorat arrêta d’un geste ses confrères, et leur dit :

— Nous voici donc, une fois encore, unis dans la célébration de nos mystères. Je puis dire que nous sommes ici la fleur de la poésie antique et moderne, et que jamais assemblée de plus fiers docteurs en l’art sublime ne fut plus digne de monter au Parnasse pour y saluer les dieux tutélaires. Vous Pontus de Thyard avec vos Erreurs amoureuses et votre Fureur poétique ; vous, Étienne Jodelle, seigneur de la tragédie, avec votre Cléopâtre et votre Didon ; vous, Rémy Belleau, étincelant lapidaire des Pierres précieuses magique évocateur de l’améthyste et de l’agate, du saphir et de la perle ; vous, Antoine Baïf, le grand réformateur de la diphtongue, le prestigieux fabricateur des sept livres d’Amours ; et moi, enfin, moi, Dorat, qui n’ose me citer après tant de gloires, nous voici réunis autour de notre maître à tous, maître de l’antique, maître du présent, le grand et définitif poète qui s’est emparé du grec et du latin pour en forger une langue nouvelle, le fils d’Apollon qui, depuis les temps lointains où je lui appris, au collège Coqueret, l’art de parler comme parlaient les dieux, m’a dépassé de cent coudées, et nous écrase sous le poids de ses Ondes, de ses Amours, de son Bocage royal, de ses Mascarades, de ses Églogues, de ses Gaietés, de ses Sonnets et de ses Élégies… Maîtres, inclinons-nous devant notre maître, messire Pierre de Ronsard !…

Nous croyons devoir faire observer ici que Jean Dorat s’exprimait en latin avec une aisance et une correction qui prouvaient sa parfaite connaissance de cette langue[1]. Les poètes s’inclinèrent devant Ronsard, qui accepta cet hommage avec une majestueuse simplicité. Ronsard, qui était plus sourd que le sonneur de Notre-Dame, n’avait pas entendu un traître mot de la harangue. Mais comme beaucoup de sourds, il n’avouait pas son infirmité.

Ce fut donc du ton le plus naturel qu’il répondit :

— Maître Dorat vient de dire des choses d’une merveilleuse justesse et auxquelles je m’associe pleinement.

— Nunc est bibendum ! Maintenant il faut boire ! s’écria Pontus qui aimait à taquiner l’illustre sourd.

— Merci, mon fils ! dit Ronsard avec un gracieux sourire.

Jean Dorat, avec une imperceptible émotion d’inquiétude, reprit alors :

— Messieurs, je vous ai parlé, il y a huit jours de ces quelques illustres étrangers qui désirent assister à la célébration d’un de nos mystères.

— Sont-ce des poètes tragiques ? demanda Jodelle.

— Nullement. Et même ils ne sont pas poètes. Mais je réponds que ce sont d’honnêtes gens. Ils m’ont confié leurs noms sous le sceau du secret. Maître Ronsard approuve leur admission. Et n’avons-nous pas déjà plus d’une fois toléré parmi nous la présence d’étrangers ?

— Mais s’ils nous trahissent ? observa Rémy Belleau.

— Ils ont juré le silence, répondit vivement Dorat. D’ailleurs, messieurs, ils

  1. Nous ferons également observer que même lorsqu’ils s’exprimaient en français, en langue vulgaire, ces poètes en particulier, et les divers personnages de notre récit en général, employaient force termes que nous traduisons en « moderne » au fur et à mesure. De là, de nombreux anachronismes dans la bouche de nos héros. Mais il fallait choisir entre la couleur locale et la clarté ; nous n’avons pas hésité. Comme nous l’avons dit à propos de nos précédents ouvrages, nous visons seulement à donner au lecteur une idée de l’état de nos personnages et, en conséquence, des scènes et mœurs de l’époque où ils évoluent. Le reste ne ferait qu’alourdir la narration. Au surplus, hâtons-nous d’ajouter que nous n’avons d’autre prétention que d’intéresser le lecteur à quelques dramatiques épisodes des temps qui ne sont plus. (Note de M. Zévaco.)