Page:Lectures romanesques, No 128, 1907.djvu/13

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repartent dès demain, il est vraisemblable qu’ils ne reviendront jamais à Paris.

Pontus de Thyard, qui était mangeur et buveur d’élite, Pontus qu’on appelait le « Grand Pontus » à cause de sa taille herculéenne, mais qui feignait toujours de croire que cette épithète s’adressait à la grandeur de son génie, Pontus dit alors :

— Moi, je trouve qu’on dîne de mauvaise humeur et qu’on digère mal quand…

— Ces nobles étrangers n’assisteront pas à notre agape ! interrompit Dorat. Enfin, je ferai observer qu’on nous suspecte, et que justement la présence parmi nous d’illustres hôtes, au témoignage desquels nous pourrions en appeler, ne servirait qu’à prouver l’innocence de nos réunions. Au surplus, votons !

Les votes, dans cette réunion, se faisaient à la manière des romains qui, dans le cirque, demandaient la vie ou la mort du belluaire vaincu. Pour dire oui, on levait le pouce ; pour dire non, on le baissait.

Avec une vive satisfaction qu’il dissimula, Jean Dorat constata que tous les pouces se levaient en l’air, même celui de Ronsard qui n’avait pas entendu un mot de la discussion.

Alors, les six poètes entonnèrent en chœur une chanson bachique. Et ce fut aux accents de cette chanson (que nous regrettons de ne pouvoir donner ici, vu qu’elle ne nous est point parvenue) qu’ils firent leur entrée dans la salle du fond où se trouvaient déjà les huit inconnus aux plumes rouges.

Ils étaient assis sur deux rangées, comme des gens venus au spectacle.

Tous étaient masqués.

Les six poètes eurent l’air de ne pas les avoir vus.

À peine furent-ils entrés que leur chanson bachique (probablement une sorte de Gaudeamus igitur) se transforma en une mélopée au rythme bizarre qui devait être une invocation.

En même temps, ils se rangèrent sur un seul rang devant le panneau du fond de la salle qui faisait vis-à-vis à la porte du cabinet noir par où on accédait aux caves. C’est contre cette porte que les huit spectateurs masqués étaient assis.

Aussitôt, Jean Dorat ouvrit la porte d’un vaste placard qui occupait tout le panneau.

Ce placard s’évidait profondément en forme d’alcôve.

Et voici ce que les huit spectateurs virent alors.

Au fond de cette alcôve se dressait une sorte d’autel antique. Cet autel, qui était en granit rose, affectait la forme primitive et rudimentaire des grandes pierres qui, jadis, au temps des mystères, servaient aux sacrifices. Mais son soubassement était orné de sculptures à la grecque et de médaillons ; l’un de ces médaillons représentait Phébus ou Apollon, dieu de la poésie ; dans un autre, c’était Cérès, déesse des moissons : un troisième figurait Mercure, dieu du commerce et des voleurs, en réalité, dieu de l’ingéniosité.

Au pied de l’autel, une large pierre également ornée, et creusée d’une rigole.

En avant, un brûle-parfum, sur un haut trépied d’or ou doré.

Sur l’autel, un buste avec une tête étrange, grimaçante d’un large sourire, des oreilles velues, tête de Pan, du grand Pan, souverain de la nature, pour les initiés.

À gauche et à droite de l’autel, étaient accrochées des tuniques blanches et des couronnes de feuillage.

Enfin, par un incroyable mais véridique caprice ou peut-être par un mélange de paganisme et de religion chrétienne d’où certainement était banni tout esprit de profanation, ou peut-être enfin par un singulier oubli, en arrière de l’autel, un peu à gauche, accrochée au mur, très étonnée sans doute de se trouver là, c’était une enluminure représentant la Vierge qui écrasait un serpent !…

Nous devons compléter cet étrange tableau en disant que sur la droite de l’autel s’adaptait un anneau de fer doré, et qu’à cet anneau était attaché un bouc, un vrai bouc, bien vivant, un bouc couronné de fleurs, couvert de feuillages, et qui, pour l’instant, s’occupait paisiblement à brouter des herbes odorantes répandues devant lui.

À peine la porte de l’alcôve fut-elle ouverte que Jean Dorat y entra, décrocha les tuniques blanches et les couronnes et les tendit à ses amis. En un instant les six poètes furent habillés comme des prêtres de quelque temple de Delphes et couronnés de feuillage et de fleurs entrelacés.

Alors, ils se placèrent à gauche de l’autel, et commencèrent, en grec, un couplet modulé sur une musique primitive ; le couplet terminé, ils évoluèrent en file et vinrent se placer à droite de l’autel où eut lieu, sur la même musique, la reprise d’un deuxième couplet, figurant sans aucun doute l’antistrophe, tandis que le premier avait figuré la strophe.

Puis, subitement, tout se tut.

Ronsard s’avança vers un brûle-parfum et y jeta le contenu d’une cassolette qu’il