Page:Lectures romanesques, No 128, 1907.djvu/14

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venait de prendre sur l’autel. Aussitôt, une fumée blanche et légère s’éleva dans les airs, emplissant l’alcôve de la salle d’une odeur subtile de myrrhe ou de cinnamome.

Alors, il y eut une reprise en chœur sur une mélopée plus lente.

Puis, tout se tut de nouveau.

Ronsard s’inclina devant le buste grimaçant en élevant les mains au-dessus de sa tête, les paumes ouvertes tournées en l’air. Et il prononça cette invocation !

— Pans, agipans et faunes ! Satyres et dryades ! Oréades et napées ! Vous tous, gentils habitants des forêts, vous qui parmi les chèvrefeuilles, sous l’ombrage des hêtres et des chênes, ballez et sautez sur l’herbe ! Vous, sylvestres amis des arbres, qui vivez libres, fiers et moqueurs, loin des docteurs et confesseurs, loin des pédants maléficieux par qui l’existence est si amère, que ne puis-je me mêler à vos jeux innocents ! Ô dryades aimables, et vous faunes souriants, oh ! quand pourrai-je, moi aussi, me pencher sur le mystère des sources limpides, et, vautré parmi les parfums des forêts, écouter la feuille qui tombe, l’écureuil qui joue, et la musique infinie des grandes branches qu’agitent les vents ! Quand pourrai-je fuir les hommes des cités, la cour trompeuse, les prêtres haineux, les évêques qui de leurs crosses, rêvent d’assommer les innocents, les courtisans, pâles imposteurs, les rois qui sucent la moelle des peuples, les gens d’armes qui vont, arquebuse au poing et ténèbres au cœur, cherchant qui massacrer ! Ô Pan, ô Nature ! c’est à toi que vont les rêves du pauvre faiseur de vers ! c’est toi qu’adore mon esprit, ô Pan créateur, protagoniste des fécondations pérennes, amour, douceur, Vie, ô maternelle Vie qu’insultent les mortelles pensées des hommes ! Reçois les vœux des poètes, ô Pan ! Reçois nos esprits dans ton vaste sein ! Et puisqu’il nous est interdit d’aller vers toi, laisse ton âme pénétrer nos âmes ! Inspire-nous l’amour des espaces libres, des ombrages solitaires, des fontaines bruissantes, ô Pan, l’amour de l’amour, de l’amitié, de la nature, de la Vie ! Et reçois ici notre hommage modeste ! Que le sang de ce bouc te soit agréable et te rende propice à nos rêves ! Que coule donc en offrande expiatoire le sang de cet être qui t’est cher, plutôt que le sang des hommes en offrande aux mortelles pensées des prêtres ! Qu’il coule joyeusement comme le vin coulera dans nos coupes alors que nous boirons à ta gloire, à ta paisible gloire, ô Pan ! à ta beauté souveraine, ô Nature ! à ton éternelle puissance, ô Vie ! à votre séculaire jeunesse, ô napées et oréades, ô satyres et dryades !…

Alors, tandis que le chœur, sur un rythme plus large, reprenait son chant, tandis que Ronsard versait de nouveaux parfums sur les charbons ardents du trépied, Pontus de Thyard, qui était le colosse de Pléiade, s’avança, prit sur l’autel un long couteau à manche d’argent, saisit le bouc par les cornes et l’amena sur la pierre creusée d’une rigole.

L’instant d’après, un peu de sang coula dans la rigole.

— Évohé ! crièrent les poètes.

Le bouc n’avait pas été égorgé comme on pourrait le supposer. Pontus s’était contenté de lui faire une saignée au cou, de façon à accomplir le rite indiqué par Ronsard.

Rendu à la liberté, le bouc se secoua vivement et se remit à brouter ses herbes. En même temps, les poètes s’étaient débarrassés de leurs tuniques blanches, mais avaient gardé sur leur tête leurs couronnes de fleurs.

La porte de l’alcôve fut soudain refermée.

Et les poètes, attaquant le chant bachique qui avait servi d’entrée à cette étrange scène de paganisme, se mirent en file et disparurent dans la salle du festin, où aussitôt on entendit le choc des verres, le bruit des conversations et des éclats de rire.


— Voilà de bien grands fous, ou de dignes philosophes ! grommela le chevalier de Pardaillan.

Nos lecteurs n’ont pas oublié, en effet, que le chevalier s’était introduit dans le cabinet noir, prêt à s’engouffrer dans la trappe de la cave au moindre danger d’être découvert.

Après la disparition des poètes, les huit hommes masqués se levèrent.

— Sacrilège et profanation ! gronda l’un d’eux qui ôta son masque.

— L’évêque Sorbin de Sainte-Foi ! murmura Pardaillan, qui étouffa une exclamation de surprise.

— Et l’on m’oblige, moi, reprit Sorbin, à assister à de telles infamies ! Ah ! la foi s’en va. L’hérésie nous étouffe ! Il n’est que temps d’agir !… Et l’on a donné à ce Ronsard les bénéfices de Bellozane et de Croix-Val ! et le prieuré d’Évailles !…

— Que voulez-vous, monseigneur ! s’écria un autre qui retira également son masque. Dorat est des nôtres. Il nous couvre. Il surveille cette réunion. Où voulez-vous aller ? Chez vous ? Dans une heure, nous étions tous arrêtés. Partout, la prévôté fait bonne surveillance. Ici, nous sommes en sûreté parfaite !