Page:Lectures romanesques, No 129, 1907.djvu/9

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dans un angle obscur, s’immobilisa contre une borne.

À vingt pas, se dirigeant vers lui, il venait de distinguer un groupe confus qui, l’instant d’après, se dégagea des ténèbres et lui apparut, composé de quatre personnes, à pied.

— Des truands ! songea le maréchal de Damville en assurant dans sa main le manche de sa dague.

Mais non. Ce ne pouvait être une bande de truands. Ces inconnus avaient cette démarche assurée qui indique des gens en parfaite amitié avec le guet et leur conscience. Ils causaient librement, et le maréchal entendait leurs éclats de rire étouffés.

Ils passèrent près de lui sans le voir.

— Messieurs, messieurs, disait à ce moment l’un d’eux, ne riez pas. Cette personne a un nom.

— La voix du duc d’Anjou ! murmura sourdement Henri de Montmorency.

— Et ce nom, mon prince ? reprenait un autre de la bande.

— Dans la rue Saint-Denis, on l’appelle Mme Jeanne, ou la Dame en noir.

— Nom à donner froid au dos !

— J’en conviens, messieurs. Mais qu’importe le nom de la mère si la fille est jolie. Et peut-on rien voir de plus ravissant que cette petite Loïse !… Ah ! messieurs, vous allez voir la merveille, et je veux…

Le reste se perdit dans un murmure étouffé.

Mais le maréchal n’écoutait plus.

Au nom de Jeanne, il avait violemment tressailli. Au nom de Loïse, il avait étouffé un rugissement, et, presque sans prendre de précautions, s’était jeté à la poursuite du duc d’Anjou et de son escorte.

— Jeanne ! Loïse !…

Ces deux noms avaient retenti en lui comme un coup de tonnerre. Qu’était cette Jeanne ? Qu’était cette Loïse ? Étaient-ce elles ?… Oh ! il voulait le savoir à tout prix ! Dût-il interroger le duc d’Anjou ! Oui ! dût-il provoquer le frère du roi !…

— Elles ! Oh ! si c’étaient elles ! Et pourquoi ne serait-ce pas elles ?

Un instant, Henri de Montmorency s’arrêta, suffoqué. Quoi ! seize ans écoulés ! Et ce nom jeté dans la nuit, ce nom qui pouvait ne pas la désigner, qui s’appliquait peut-être à une quelconque, ce nom déchaînait en lui la passion qu’il croyait éteinte.

« Jeanne ! Jeanne ! »

Était-ce donc possible qu’il la revît, qu’il lui parlât ! Était-ce possible que, vivante, elle lui apparût encore, alors qu’il la croyait morte, alors qu’il espérait avoir étouffé l’amour de jadis sous les cendres de ses ambitions !

Oui. Il aimait. Il aimait comme autrefois. Plus qu’autrefois peut-être…

La bande avait pris de l’avance.

En quelques bonds, il la rejoignit.

Et brusquement, une pensée terrible fulgura parmi les pensées tumultueuses qui assaillaient son esprit, comme un coup de foudre éclaire soudain un ciel chargé de nuées livides.

« Mais si c’est elle ! Si elle est à Paris ! Avec sa fille !… Si François l’apprend !… Si le hasard ou l’enfer les met en présence !… S’il connaît ma trahison !… Oh ! mon frère se dressant devant moi, comme jadis, là-bas dans la forêt de châtaigniers !… François me demandant compte de l’imposture !… Que dirai-je ?… Que ferai-je ?… »

Il essuya les grosses gouttes de sueur qui roulaient sur ses tempes.

Et un rire silencieux, un rire terrible résonna, condensa les vapeurs d’épouvante et de vengeance qui montaient à sa tête.

— Je n’attendrai donc pas qu’Henri de Guise soit roi de France pour devenir le chef de la maison de Montmorency ! Et puisque François est de trop, qu’il meure !…

À ce moment, il vit que la bande s’était arrêtée devant l’hôtellerie de la Devinière.

Montmorency — ou Damville, si on veut lui donner le nom sous lequel il était connu — se colla contre un mur, sous un auvent, et là, presque chancelant, la respiration rauque, il tâcha de voir, il tâcha d’entendre.

— Maurevert, la clef ! dit la voix du duc d’Anjou.

— La voici, monseigneur.

— Allons, messieurs !…

Les quatre s’avancèrent vers la porte de la maison qui faisait vis-à-vis à la Devinière…

— Oh ! gronda Henri de Damville, par l’enfer, il faut que je sache !

Il eut un mouvement pour s’élancer.

Mais il s’arrêta court, se renfonça sous son auvent…

Devant la porte, un homme venait de se dresser soudain. Et cet homme disait sans raillerie, sans colère :

— Par Pilate et Barabbas, messieurs ! Vous me forcez à désobéir aux ordres de