Page:Lectures romanesques, No 148, 1907.djvu/18

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mon épée, j’avais un poignard et un pistolet à la ceinture. D’ailleurs, je n’ai eu garde de le détromper : mais pour plus de sûreté, je l’ai aussitôt bâillonné.

M. de Pardaillan père éclata de rire.

— Et tu dis, demanda-t-il, que ceci est arrivé vers quelle heure ?

— Mais il pouvait être onze heures du matin, monsieur.

— Juste au moment où je bâillonnais maître Didier ! Ah ! Ils vont bien les Pardaillan ! Et l’hôtel de Mesmes les aura promptement connus dans la même journée !

— Je ne vous comprends pas, mon père.

— Je te raconterai cela. Mais poursuis ton récit. Tu en étais au moment où tu bâillonnes Gillot…

— Oui. Vous pensez si j’étais inquiet. Une heure se passe, puis deux ! Malgré mon inquiétude, je me sens alors gagné à la fois par la faim et par la soif.

— Pour ce qui concerne la soif, observa judicieusement le routier, tu n’avais rien à craindre, puisque tu étais aux sources mêmes, c’est-à-dire dans la cave.

— Juste, monsieur !

— Mais pour la faim, par exemple. Tu as dû regretter les fameux pâtés d’alouettes ?

— Pas trop, car en parcourant les caves, j’ai découvert l’endroit où l’on met les jambons, et ma foi, je me suis nourri de jambon, à défaut de pâtés… Oui, mais voici qu’après avoir apaisé ma faim en mordant après la chair rose d’un jambon et ma soif en décoiffant un flacon, voici, dis-je, que la pensée me vient de donner à manger et à boire à mon prisonnier. Je me mets donc à sa recherche, et je le découvre où ? au haut de l’escalier, au moment où il s’apprêtait à faire vacarme avec son poing et son pied sur la porte. D’un bond, je le rejoins, je le saisis, je l’entraîne, et je lui dis : Misérable ! Tu voulais donc me livrer ! Comme il était bâillonné, il ne put me répondre… Il tremblait de tous ses membres.

Alors j’ajoute : Tu mériterais de mourir de faim ici. Mais j’ai pitié de toi ! Aussitôt, je le débâillonne, et lui octroie le restant de mon jambon qu’il se met à dévorer. Une fois son appétit calmé, je le bâillonne à nouveau, je me mets à le ficeler, le plus consciencieusement que je puis, et je l’allonge dans une sorte de soupente parmi les jambons et les saucissons, en sorte qu’il se trouvait là lui-même comme un saucisson…

— Fameux ! fameux ! s’écria le vieux Pardaillan enthousiasmé. Tu ne l’as pas enfumé, au moins ?

— L’idée ne m’en est pas venue, monsieur. Bien tranquille désormais de ce côté, j’essaie alors d’ouvrir la porte. Mais c’était peine inutile. Pour comble, le flambeau consumé jette ses dernières lueurs et s’éteint. Me voilà dans une profonde obscurité, assis sur les marches de l’escalier, écoutant avec une profonde anxiété, attendant que quelque officier de cave vienne chercher du vin pour me frayer un passage au dehors, le pistolet d’une main, le poignard de l’autre. Mais les heures se passent. Je n’entends aucun bruit. Et songeant à ce qu’avait dit Gillot à Jeannette, songeant à cette voiture qui devait être prête pour onze heures, je me demande avec angoisse si les prisonnières vont être enlevées sans que je sache où on les conduit, sans que je puisse rien faire pour les délivrer !…

— Pauvre chevalier ! interrompit le routier en riant.

— Vous riez, mon père ? fit le chevalier avec une surprise non exempte de reproches.

— Ne fais pas attention, je songe à l’autre, à cet imbécile de Gillot qui, pendant ce temps, ficelé comme un saucisson, se morfond, étalé parmi les jambons, sans même la consolation de se venger sur eux en les dévorant, puisqu’il est bâillonné… Sublime, ton idée de transformer le sieur Gillot en jambon !

Le chevalier, malgré sa tristesse, ne put s’empêcher de sourire.

— Quant à toi, continua le routier, j’avoue que ta position n’était pas gaie. Mais enfin, tu as pu ouvrir la porte ?

— Non, elle m’a été ouverte… par Jeannette.

— Bonne petite Jeannette !

— Au moment où je commençais à désespérer pour tout de bon, j’entends la clef qui grince doucement. Je me prépare à foncer. La porte s’ouvre, j’aperçois Jeannette.

— Vite, vite, me dit-elle. J’ai pu prendre la clef pour une minute. Sauvez-vous !

— Quelle heure est-il ? lui demandai-je tout enfiévré.

— Un peu plus de dix heures.

Je respire, soulagé : la voiture ne doit partir qu’à onze heures !

J’embrasse Jeannette de tout mon cœur.

— Vous reviendrez ? me demande-t-elle.

— Certes ! Comment pourrais-je t’oublier !

— Et Gillot ! fait-elle tout à coup en se rappelant son fiancé.

— Gillot ? Il est en train de manger tous les jambons de la cave !

Alors elle s’élance dans les caves. Moi,