Page:Lectures romanesques, No 148, 1907.djvu/19

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je gagne le jardin. Je le traverse en quelques bonds. Je trouve la porte fermée. Je saute par-dessus le mur. Je fais le tour de l’hôtel. Et, voyant qu’il est trop tard pour aller prévenir les personnes que cette affaire intéressait, je me décide à attendre seul la voiture… Je n’ai pas attendu longtemps d’ailleurs. Au bout d’une demi-heure, j’ai vu la grande porte de l’hôtel s’ouvrir. Je vais me poster au coin de la première ruelle. La voiture s’y engage. Et je remarque qu’elle est escortée par un seul cavalier qui marche en avant. Mon plan est aussitôt fait : abattre le postillon d’un coup de pistolet, désarçonner le cavalier, l’obliger à se battre avec moi, le tuer ou le blesser, puis défoncer les mantelets de la voiture et délivrer les prisonnières… Je fais feu sur le Postillon… et je le manque !

— Pauvre ami !…

— Que voulez-vous, mon père ! J’avais la tête perdue. L’espoir, la crainte, l’angoisse, mille sentiments qui me bouleversaient, tout cela m’a enlevé le sang-froid nécessaire. Enfin, pour en finir, au coup de pistolet, la voiture se met à galoper. Je cours derrière elle. Et je l’aurais atteinte ! Ah ! sûrement, je l’aurais rattrapée… tout à coup, j’entends courir derrière moi, je tourne la tête, je vois un homme qui me charge, l’épée à la main ; je fais un bon de côté, l’homme en profite pour se mettre entre moi et la voiture qui disparaît rapidement… Vous savez le reste, cet homme, c’était vous, mon père !…

Tel fut le récit du chevalier au vieux Pardaillan, dans l’étroite salle du cabaret borgne, au milieu du profond silence de la nuit, sous les poutrelles noircies d’un plafond bas, à cette table boiteuse où ils étaient assis, mangeant et buvant.

Ce récit, nous avons tenu à le répéter avec sa faconde, ses naïvetés, sa simplicité, ses ruses, enfin tout ce qui pouvait achever de mettre en relief la figure de notre héros — aventurier d’un âge de violence, répétons-le, sans trop de scrupule, prompt au mensonge avec la pauvre petite fille d’office, prompt à la force avec le palefrenier un peu stupide, prompt enfin au coup de feu et au coup d’épée, toutes choses auxquelles on y regarderait à deux fois, de nos jours.

— Voilà exactement quelle a été ma journée, acheva le chevalier après un long silence pendant lequel son père l’examinait à la dérobée avec un singulier mélange d’embarras et d’admiration.

— Mais, fit alors le vieux routier dans l’espoir d’arracher son fils à ses sombres préoccupations, je t’avais demandé de me raconter tout ce que tu as fait depuis mon départ, et ceci n’est qu’une journée. Je remarque même que tu as commencé par la fin.

— Ah ! monsieur, s’écria le chevalier, c’est que l’importance de cette journée vous indique l’importance du reste ! Si j’ai voulu pénétrer coûte que coûte dans l’hôtel de Mesmes, si j’ai employé la ruse et la force pour savoir d’abord si ces deux femmes étaient dans l’hôtel, ensuite pour me rapprocher d’elles, enfin pour essayer de les délivrer, c’est que ma vie est désormais attachée à la vie de ces deux femmes ! c’est qu’il faut que je les délivre, ou j’y mourrai !… Mais, mon père, nous sommes venus ici pour nous expliquer sur notre situation réciproque… Une question tout d’abord, une question à laquelle je vous supplie de répondre…

— Parle, mon enfant ! dit le vieux Pardaillan avec une sorte de rude tendresse.

— Eh bien ! fit le chevalier avec hésitation, vous escortiez la voiture, n’est-ce pas ?

— Oui, chevalier. J’étais même chargé de tuer tout ce qui tenterait d’en approcher. Il paraît qu’on n’avait pas tout à fait tort.

— Donc, reprit le chevalier avec une angoisse grandissante, vous savez où va la voiture !… Vous le savez, mon père ! Vous m’avez dit tout à l’heure que vous ignoriez ce qu’elle emportait…

— C’est l’exacte vérité ! Ah ! ce n’est pas la confiance qui étouffe monseigneur de Damville !

— Mais vous savez où elle va !…

— Non, mon enfant ! Je te le dis ; tu me crois, n’est-ce pas ? Tu n’infliges pas à ton vieux père l’injure de penser qu’il voudrait ruser avec toi ?

— Je vous crois, mon père ! fit le chevalier avec une douleur concentrée.

Son dernier espoir venait de s’évanouir.

— Mais, reprit le routier, si je ne puis te dire où va le damné maréchal, tu peux me dire, toi, quelles sont ces prisonnières qu’on enlève avec tant de mystère. Tu m’as bien parlé d’une Montmorency. Mais qu’est-ce que ces parentes que je ne connaissais pas au maréchal ?

— Mon père, rappelez-vous ce qui a été dit le jour de votre départ. Rappelez-vous cette femme dont vous ne vouliez pas me dire le nom, parce que ce n’était pas votre secret ! Rappelez-vous cette femme enfin dont vous avez jadis enlevé la fille…

Le vieux routier tressaillit et devint un peu pâle.

— Eh bien, cette fille, cette enfant, Loïse de Piennes… ou mieux, Loïse de Montmorency…