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Page:Lectures romanesques, No 149, 1907.djvu/12

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dans le bonheur le plus paisible, il se surprenait à mordre ses poings de rage, et de formidables serments de vengeance montaient à son cerveau comme les fumées d’une liqueur capiteuse.

Ainsi oscillait la pensée de ce malheureux honnête homme, entraînée dans le tourbillon des images qui se succédaient, pareille à une barque désemparée dont la détresse apparaît un instant dans le remous du vaste océan sous un ciel noir de tempêtes.

Lorsque le chevalier arriva, il n’osa l’interroger ; mais son regard ardent parla pour lui…

Pardaillan fut effrayé des ravages de cette physionomie qui, la veille encore, lui semblait si imposante par la majesté naturelle du maréchal, par son grand renom, par la grandeur et la noblesse de ce nom de Montmorency dont le connétable avait porté la gloire à son apogée.

Maintenant, ce n’était plus qu’un homme : un homme qui souffrait. Tant de prestige s’évanouissait, et l’humble chevalier, le pauvre hère, se surprit à avoir pitié du puissant seigneur.

Il lut dans ses yeux toute l’angoisse de l’attente.

— Monseigneur, dit-il, je ne m’étais pas trompé… elles étaient bien à l’hôtel de Mesmes.

— Elles étaient ! fit le maréchal sourdement.

— Ce qui veut dire qu’elles n’y sont plus. Ah ! monseigneur, il y a dans tout cela une fatalité inconcevable. J’ai failli les délivrer… un coup de pistolet tiré à faux, un bras qui tremble… en voilà assez pour que tout soit à recommencer…

— Vous vous êtes donc battu ? s’écria François.

— Oui, monseigneur, mais je n’ai pas réussi. Que voulez-vous ! Il y a des moments où l’audace, la ruse, la force, la prudence, tout ce qui doit assurer la victoire, tout cela se brise et s’émiette…

— Battu pour moi !… Chevalier, je vous ai déjà tant de gratitude que je ne sais comment vous exprimer mon amitié. C’est un grand bonheur pour moi que d’avoir rencontré un homme de votre trempe, et si dévoué, si désintéressé.

Le chevalier rougit légèrement.

Un instant, ce pli narquois des lèvres, qui lui donnait une si étrange expression de finesse et de froideur apparut à sa bouche.

Mais ce ne fut qu’une ride sur un étang aussitôt effacée que formée.

Car le maréchal lui apparaissait si malheureux et si digne de sympathie, qu’en ce moment il l’eût servi de grand cœur, même si son amour pour Loïse n’y eût pas été directement intéressé.

— Ainsi, reprit le maréchal en serrant les poings, c’est bien mon frère qui s’acharne contre elle. Et cet homme est de ma famille, de mon sang ! … Voyons, racontez-moi ce que vous savez !… Vous avez vu ce tigre ?… Il vous a vu ?… Et vous êtes encore vivant !…

— Monseigneur, calmez-vous. La haine est une excellente chose, à condition de la diriger et de ne pas se laisser diriger par elle. Je n’ai pas vu monseigneur de Damville. Il ne m’a pas vu. Voici ce qui s’est passé…

Le chevalier entama le même récit qu’il avait fait à son père. Il va sans dire que ce récit fut, cette fois, très succinct ; le chevalier se garda de certains détails d’une si aimable fantaisie dont il avait saupoudré son entretien avec le vieux Pardaillan ; enfin, il omit également de citer son père.

Tel quel, ce récit n’en frappa pas moins le maréchal d’une sorte d’admiration.

— Vous avez fait cela ! s’écria-t-il.

— Oui, monseigneur, répondit simplement le chevalier ; cela n’a d’ailleurs servi qu’à nous bien convaincre que le maréchal de Damville était le ravisseur, selon nos suppositions. Quant à la voiture, où a-t-elle été ? Voilà ce que je saurai peut-être avant peu…

François saisit violemment la main de Pardaillan.

— Et moi, jeune homme, je vous dis qu’il faut que je le sache à l’ instant !…

— Monseigneur ! monseigneur ! qu’allez-vous faire ?

— Êtes-vous homme à répéter ce que vous m’avez raconté, même s’il peut en résulter quelque danger pour vous, même devant mon frère ?

— Je suis prêt ! fit Pardaillan, avec sa figure de glace ; et quant au danger, monseigneur, je crois vous avoir prouvé qu’il m’amuserait plutôt. Un gueux comme moi qui n’a que sa peau à risquer, ne redoute guère le coup d’épée que pour l’entaille qu’il peut faire au pourpoint.

— En ce cas, vous êtes prêt à me suivre chez le roi ?

— À l’instant même, fit le chevalier qui ne put s’empêcher de tressaillir.

— C’est bien. Nous allons de ce pas nous rendre au Louvre ! Que le roi fasse justice : c’est le seul moyen d’éviter que soit donné au monde le monstrueux spectacle de deux Montmorency qui s’égorgent… Et si le roi se dérobe…

— Eh bien ? fit le chevalier haletant.