Page:Lectures romanesques, No 151, 1907.djvu/14

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malgré sa maigreur, belle non d’une beauté idéale de religieux, mais d’une beauté vivante d’homme passionné, jeune, vibrant. Et ce costume aux plis raides, qui le faisait pareil à une statue, n’enlevait rien en ce moment au charme de sa jeunesse amoureuse, à l’ardeur de son regard…

— Voici donc ma pensée, dit-il. Vous vous êtes confessée à moi. Je vais me confesser à vous. Et je vous jure que jamais directeur de conscience n’aura entendu vérité plus complète. Dans ce que je vais dire, certaines choses vous surprendront peut-être. Écoutez-moi jusqu’au bout, vous jugerez ensuite… Je crois, Alice, ne vous rien apprendre de nouveau en vous disant que je vous aime encore. Vous le savez, n’est-ce pas ?

— Je le sais, dit fermement Alice.

— Bien ! Voilà qui va nous éviter bien des explications inutiles ou douloureuses. Pourtant, la scène de Saint-Germain l’Auxerrois mérite que j’en précise le sens. Il s’en est fallu de bien peu, Alice, que ce soir-là je ne vous tuasse. Dix fois j’ai résisté à l’envie forcenée de planter mes doigts dans votre gorge. Et si je vous avais tuée, Alice, c’eût été par amour. Vous comprenez maintenant que toutes mes violences ne furent que des formes atténuées de cet amour, puisque je songeais à vous tuer et que je ne l’ai pas fait !…

Alice fit un signe de tête affirmatif.

L’entretien avait pris ainsi une allure presque fantastique. Ces deux êtres si décidés à chercher et à dire la vérité absolue paraissaient deviser paisiblement et se disaient d’une voix tranquille des choses formidables.

— Je dois vous prévenir, Alice, reprit le moine, que tout ce qu’un homme peut entreprendre pour oublier un amour, je l’ai entrepris. Il paraît que je vous aimais bien, puisque je ne suis pas arrivé à vous oublier. Je vous ai haïe, c’est vrai, d’une haine étrange que vous ne pouvez imaginer. Mais ma haine n’était qu’une de ces vapeurs noires qui obscurcissent le ciel par les lourdes journées d’été et derrière lesquelles on sent, on devine le soleil torride. La vapeur, quelquefois, se fait tempête ; d’autres fois, elle se dissipe elle-même… Dans les deux cas, le soleil reparaît plus violent, plus brûlant… il n’était que caché ; quelques pauvres fous, cependant, avaient pu croire à la mort du soleil. Ainsi, Alice, ma haine me cacha mon amour et, pauvre fou, j’ai pu croire à la mort de mon amour. Quand il reparut plus torride, plus brûlant, comme les soleils d’été, je me blasphémai moi-même, car si je ne vous haïssais plus, si la haine était au-dessus de mes forces, je vous méprisais et je vous méprise encore. Je crois que le mépris ne sortira jamais de mon cœur.

De nouveau, Alice fit un signe affirmatif.

Ce mépris ne l’accablait pas : elle le constatait plutôt comme une chose rassurante. Car, dans cette étrange conversation, ce qui l’effrayait le plus, ce n’était ni la haine ni le mépris, mais l’amour du moine.

— J’ai lutté, Alice, j’ai lutté terriblement contre cet amour plus fort que le mépris. J’ai été vaincu, et me voici ! dit Panigarola en s’avançant d’un pas.

Alice comprit que le moment était venu où la vraie pensée de son ancien amant allait se révéler.

— Tout à l’heure, reprit en effet le moine, lorsque je suis entré, j’ai vu combien vous êtes malheureuse. La situation est donc d’une clarté effroyable ; il y a trois êtres qui souffrent affreusement : moi, vous, l’enfant.

À ce brusque rappel : la mère frémit.

— Moi, continua le moine, qui ai compris l’impossibilité de vivre sans vous ; l’enfant qui meurt faute d’une caresse maternelle ; vous qui, selon votre propre expression, roulez dans des abîmes d’ignominie. Je suis donc venu vous dire ceci : Voulez-vous remonter du fond de votre abîme ? Voulez-vous que l’enfant vive ? Voulez-vous que moi-même je sorte du cercle d’enfer où vous m’avez enfermé ? Dites, le voulez-vous ?…

— Comment ? balbutia-t-elle.

— En partant avec moi, avec l’enfant ! Je suis riche. Là-bas, en Italie, je suis un homme considérable par ma famille et par ma fortune. L’Italie est le pays de l’amour. L’Italie est le pays du rêve. Mais si l’Italie ne vous plaît pas, nous irons ailleurs…

Le profond silence d’Alice l’encourageait.

Un indicible espoir le faisait palpiter. Il saisit la main de la jeune femme.

— Écoute, dit-il en laissant déborder sa passion ; nous irons où tu voudras. Nous pouvons être heureux encore. Je suis capable d’un effort d’amour tel que j’anéantirai le passé dans mon esprit, le mépris dans mon âme, et que j’en arriverai à te considérer comme la vierge pure que tu étais jadis…

Alice se taisait toujours.

L’amant, ivre d’espoir, comprenant qu’elle allait céder, poursuivait d’une voix plus ardente.

— Tu m’as trahi ; je l’oublierai ! Tu as livré ton corps ; je l’oublierai ! Il n’y aura