Page:Lectures romanesques, No 151, 1907.djvu/15

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plus en moi qu’un amant passionné, ou mieux un époux tendre, et d’un respect égal à son amour. Mon nom, je te le donne. Ma fortune est à toi. Ma vie, je te la livre. Tu veux bien, n’est-ce pas ? Pour toi, pour moi, pour l’enfant !… Tu veux ?…

— Non, répondit Alice.

— Non ? gronda le moine.

— Écoutez, Clément, dit-elle avec une gravité, une tranquillité qui n’étaient peut-être qu’un excès de désespoir. Vous me torturez en me faisant de ces propositions qui tiennent du rêve irréalisable…

— Pourquoi rêve ? Pourquoi irréalisable ? Doutes-tu de la puissance de mon amour ? Crains-tu qu’un jour les jalousies rétrospectives ne fassent ton malheur et le mien ? Écoute… veux-tu un serment ? Eh bien, je te jure que si jamais un spectre du passé se lève dans mon cœur, je me tuerai avant de t’avoir adressé un reproche.

— Je ne doute pas de ton amour, Clément ! Ni de la puissance morale que tu as sur toi-même. Je te crois capable d’oublier !… Mais, de nous deux, il y a quelqu’un qui jamais n’oubliera… c’est moi !

— Que veux-tu dire ?

— Que j’aime ! cria-t-elle dans un éclat farouche. Que j’aime au point d’être scélérate et criminelle ; que rien au monde ne peut arracher cet amour unique de mon âme, et que le jour où je dirai adieu à mon bien-aimé, je dirai adieu à la vie !… Clément, pour te faire oublier mon crime, demande-moi mon sang ; je suis prête à le verser jusqu’à la dernière goutte. Pour assurer la paix et le bonheur au pauvre petit abandonné, je consens à mourir dans les supplices… Mais oublier Déodat !…

Elle eut un éclat de rire terrible et secoua violemment la main du moine.

— Il n’est pas mon amant, entends-tu bien ? Il n’est pas, ne sera jamais mon époux. Mais moi, je suis sa fiancée éternelle. Dussé-je descendre en enfer pour lui dire que je l’aime, j’y descendrai ! Amante scélérate, je te repousse ! Mère infâme, je refuse de partir avec mon enfant ! Tout ce que tu voudras, Clément ! Mais oublier mon amour, jamais ! Et dût-il même, lui, apprendre mon infamie, dût-il me souffleter de son mépris et m’accabler de sa haine, je mourrai satisfaite si je meurs par lui… Je mourrais désespérée si je mourrais loin de lui !…

Elle avait un éclair de folie dans les yeux.

Hébété, stupide de douleur, Panigarola comprit que tout était fini.

Il la regarda sans amour, sans haine, étonné de se voir si calme.

Enfin, un soupir, un râle se fit jour dans sa gorge.

Dans un geste machinal où revenait peut-être l’habitude de ses gestes de la chaire, il leva les bras au ciel, comme pour attester ou implorer.

Mais Panigarola ne croyait pas…

Ses bras retombèrent lentement… Et silencieux, il parut s’enfoncer, s’évanouir dans la nuit, comme un spectre. Un instant plus tard, Alice entendit sa clochette et sa voix déjà lointaine qui criait :

— Priez pour le trépassé !…

Elle tomba tout de son long, évanouie.

Notes




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Après l’intéressante conversation qu’il avait eue avec son fils dans le cabaret borgne du Marteau qui cogne, M. de Pardaillan père était parti, joyeux et perplexe. La joie venait de ce qu’il avait retrouvé son fils et de ce que l’algarade de la nuit semblait n’avoir pas laissé trace dans son esprit. La perplexité venait de ce qu’au bout du compte, Pardaillan père se trouvait être dans le parti de Damville et Pardaillan fils dans le parti de Montmorency.

— De quoi diable se mêle-t-il ? maugréait le vieux routier. Voilà qu’il aime la petite Loïse, maintenant ! Comme si Paris manquait de filles bonnes à aimer ! Il a fallu que ce soit justement celle-là et non une autre !… Sans cela, tout irait à merveille… Pourquoi n’a-t-il pas suivi mes conseils, et de quoi diable se mêle-t-il ?… Cela me rappelle le jour où j’enlevai la petite, et où je la mis dans le berceau de Jean… elle s’endormit sur son épaule… hum ! si elle est devenue aussi jolie qu’elle était mignonne, je comprends qu’il l’aime… Mais pourquoi diable celle-ci plutôt qu’une autre ?… Et puis, où a-t-il pris ces idées de l’autre monde ?… Que me disait-il cette nuit ? Que s’il m’avait blessé dans la bagarre, il eût été se jeter à l’eau ?… Comme si une pinte de mon vieux sang valait la vie d’un jeune coq comme lui !… Où diable prend-il de ces pensées ? Quel aiglon ai-je couvé là ?…

Le vieux Pardaillan haussait les épaules.

— Tout de même, continua-t-il, je ne quitterai pas Damville, et je ferai le