Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/139

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assez original pour le salon d’un secrétaire perpétuel de l’Académie ; elle dit un jour d’un jeune homme qu’il lançait des œillettes aux jeunes filles, et d’un beau fruit qu’il était en pleine mûrisson.

M. Villemain avança timidement qu’il valait mieux dire : œillades et maturité, sur quoi la dame reprit avec aigreur, hauteur et dédain : « Je ne sais pas comment on parle à l’Académie, mais chez M. le duc d’Harcourt on disait œillettes et mûrisson. »

Les mots de la gouvernante étaient une des rares distractions de la famille. Heureusement la consolation venait d’ailleurs et de plus haut. L’aînée de ces jeunes filles était une personne d’une rare distinction d’esprit et d’un cœur admirable. Quoique bien jeune encore (elle avait à peine dix-huit ans), elle s’éleva sans efforts jusqu’à ce type charmant, plus fréquent qu’on ne le croit dans les familles nombreuses, celui de sister mother, comme aurait dit Dickens, sœur-mère. Plusieurs propositions de mariage lui ayant été faites, elle les refusa toutes : « Ma vie n’est pas là, répondit-elle ; j’ai, moi, trois devoirs à remplir : marier mes sœurs, rester avec mon père, et, si j’avais le malheur de le perdre, aller m’enfermer avec ma mère pour la soigner. » Elle réalisa à la lettre cet admirable programme, veillant à tout, suffisant à tout, s’associant à tous les travaux de son père, allant chaque semaine passer une demi-journée avec sa mère que sa présence seule pouvait calmer, et finissant par trouver pour ses deux jeunes sœurs deux maris tout à fait dignes d’elles. Cette joie n’alla pas sans quelque regret ; les deux