Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/178

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Oui, monsieur, je l’espère, encouragé par l’exemple d’un père si digne de regrets, vous pourrez ajouter à l’illustration du beau nom qu’il vous a laissé ; il ne faut que du travail pour cela.

Pardonnez-moi, monsieur, la longueur de ma lettre et ma franchise, peut-être un peu trop grande. A l’âge de vingt-cinq ans, j’eus occasion deux fois de me trouver avec l’auteur du Mérite des femmes ; nous parlâmes poésie : il voulut bien me donner quelques sages conseils, que je n’ai point oubliés. Ma lettre vous prouvera, je l’espère, que j’ai le cœur reconnaissant. Je regrette seulement de n’être pas à même de m’acquitter mieux. Mais aussi pourquoi, encore une fois, venir demander des leçons littéraires à un chansonnier qui ne sait pas le latin ?

Recevez, monsieur, l’assurance de toute ma considération et de mon sincère dévouement.

Béranger

10 mars 1832


Cette lettre est curieuse à plus d’un titre. Elle montre la rare franchise de Béranger, ses grandes qualités de jugement, et en même temps s’y révèle un trait particulier de son caractère. Comme presque tous les railleurs, il avait peur de la raillerie ; comme tous les gens très fins, il craignait beaucoup d’être pris pour dupe, ou même d’en avoir l’air. Aussi le voit-on, dans cette lettre, prendre ses précautions à deux reprises. Il se méfie ! Je n’ai pas hésité à noter cette petite faiblesse parce qu’elle ne diminue en rien ce qu’il y avait en lui de bon, de juste, et de fort.

Mes Morts bizarres n’eurent qu’un faible succès. J’en fus fort découragé. L’envie me prit même un moment de renoncer à la poésie et d’entrer au barreau. Ce désir ne dura qu’un moment, mais je demeurai dans un pénible état d’incertitude. Je ne savais quelle