Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/327

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Le plaisir même touchait chez lui à la peine. Quand il fut pris de sa première passion, quel fut son premier sentiment ? Il l’a écrit lui-même : « Je me sentis au cœur une profonde douleur. »

On se rappelle sa réponse à un de ses voisins de spectacle qui, le voyant pleurer à sanglots pendant une symphonie de Beethoven, lui dit affectueusement :

« Vous paraissez beaucoup souffrir, monsieur ? Vous devriez vous retirer.

— Est-ce que vous croyez que je suis ici pour mon plaisir ? » lui répondit brusquement Berlioz.

J’avais souvent remarqué en lui cette disposition fatale ; je prétendais qu’on ne pouvait pas le toucher sans le faire crier, et je l’appelais quelquefois en riant, mon cher écorché.

Un automne, vers 1865, je crois, les répétitions de son opéra de Béatrice et Bénédict le conduisirent à Bade où un hasard de voyage m’avait amené. Un matin, je le rencontre dans les bois qui mènent au vieux château. Il me parut vieilli, changé et triste. Nous nous assîmes sur un banc, car l’ascension le fatiguait. Il tenait à la main une lettre qu’il froissait convulsivement.

« Encore une lettre ! lui dis-je gaiement pour tâcher de le désassombrir.

— Toujours.

— Ah !… est-elle jeune ?

— Hélas ! oui.

— Jolie ?

— Trop jolie ! Et avec cela une intelligence, une âme !