Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/462

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Restée seule, écrasée sous cet anathème, elle sentit tout à coup éclater dans son âme une de ces révolutions subites, terribles, qui rappellent la fatalité antique. Elle se leva, fit quelques pas en chancelant dans la chambre, et elle tomba sur un siège, en se disant : « Oh ! mon Dieu ! je l’aime ! » Elle l’aimait en effet. Elle l’aimait de la haïr, de la mépriser, de le lui avoir dit. Cette indignation contre son ingratitude le lui avait montré comme un être d’une espèce supérieure ; et elle ne rêva plus que l’occasion de lui tout avouer, et de se jeter à ses pieds, en lui disant : « Frappez, frappez ! J’adore la main qui me frappe. » Quelques jours s’écoulèrent sans qu’elle pût réaliser son projet. Enfin un matin, que M. Leroux était venu pour voir son ami, elle se présenta subitement à lui, et sans préparation, sans hésitation, avec un effrayant mélange de sanglots, de passion éperdue, d’horreur pour elle-même et d’adoration pour lui, cette petite créature, que Fragonard eût choisie comme modèle, trouva pour lui exprimer son amour, de tels accents que Alfred de Musset n’en a pas rencontré de plus pathétiques.

En sortant de chez elle, il vint chez moi. J’étais sorti. Ile me donna rendez-vous pour le lendemain. En le voyant entrer, il me parut si pâle, si défait, que je lui en demandai la cause. Il me raconta tout. son récit me frappa de terreur. J’entrevis pour lui un tel avenir de douleur, que je lui criai : « Sauvez-vous !… En Amérique, en Afrique, le plus loin que vous pourrez. Mais sauvez-vous, ou vous êtes perdu. Le feu vous gagne. Vous vous croyez seulement désarmé, touché, compatissant,