Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/507

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honneur, de ne pas s’insurger contre le pouvoir légal. « C’est un crime qu’on vous fait commettre là ! Nous sommes la loi ! Ce prince n’est qu’un usurpateur et un traître ! Vous ne pouvez pas soutenir un traître. ― Laissez-moi ! Retirez-vous, lui répond l’officier, à la fois embarrassé, touché et irrité… Retirez-vous, je ne vous connais pas. J’ai ma consigne. Laissez-moi ! ― Non ! répond Schœlcher, faites-moi tuer par vos soldats, si vous le voulez, mais je reste là. ― Allez-vous-en, » répond l’officier. Et les soldats passent sans le toucher. Un second peloton arrive : même scène, même supplications, même refus, même marche en avant ; mais, cette fois, un coup de baïonnette lui enlève un morceau du pan de sa redingote. Deux heures après, il entrait chez moi, pâle, ses vêtements déchirés, et se jetant dans un fauteuil, cachant sa tête dans ses deux mains, il me dit d’une voix entrecoupée par les larmes : « La République est perdue ! » Il était chez moi depuis deux heures, quand le quartier commença à se remplir d’agents de police qui bourdonnaient autour de la maison, comme des frelons autour d’une ruche. « Mon cher ami, dis-je à Schœlcher, si vous restez ici, on viendra vous arrêter cette nuit, il faut aller coucher ailleurs. ― Mais où ? ― J’ai mon idée. »

Un de mes plus chers amis, le docteur L…, alors encore jeune homme, vivait fort retiré avec sa mère, dans la rue Papillon, faubourg Poissonnière. J’arrive chez lui. « Voulez-vous donner asile à M. Schœlcher cette nuit ? ― Vous tombez bien, me répond-il en riant. Ma mère est une bonapartiste enragée. Elle trouve le