Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/531

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charmante qu’il avait épousée par amour, cinq beaux enfants ; aimé de tout le monde ; admiré de tout le monde ; le premier, sur un des premiers théâtres de l’Europe. Il demeurait alors rue de Clichy, au numéro 52, je crois. Il occupait un joli appartement au rez-de-chaussée, et son cabinet de travail s’ouvrait sur un agréable petit jardin. J’allais quelquefois le voir, les jours où il devait jouer. Il ne sortait jamais ces jours-là. Convaincu qu’il ne fallait arriver au théâtre ni avec une voix fatiguée de travail, ni avec une voix engourdie par le repos, le matin il mettait son rôle sur son piano, chantait cinq ou six minutes, puis faisait quelques tours de promenade, puis prenait un livre pour revenir au piano, se préparant ainsi à la rude besogne du soir, par un intelligent mélange d’exercice, de repos et de distraction intellectuelle. Plus d’une fois, dans ce petit jardin, il m’a raconté ses projets d’avenir. C’étaient toujours des rêves généreux. Fonder un grand opéra populaire ! Faire pénétrer dans l’âme des ouvriers, des artisans, des hommes et femmes des faubourgs, le goût et la compréhension des chefs-d’œuvre ! Devenir le maître de chapelle des classes pauvres ! Ce rôle d’apôtre répondait à sa tournure d’esprit un peu mystique, et son imagination s’enchantait ainsi elle-même de toutes ces joies pressenties et espérées, quand tout à coup une nouvelle grave vint le frapper en plein cœur, je dirais presque en plein vol. Il fut littéralement précipité du ciel comme l’oiseau de La Fontaine, mortellement atteint d’une flèche empennée. Quelle était donc cette nouvelle ? L’arrivée de