Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/533

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débuts de Duprez. L’engouement s’en mêla, et un mot moqueusement cruel de Rossini, accentua aux yeux de Nourrit les dangers de sa fausse position. Rossini en voulait un peu à Nourrit d’avoir dit en parlant des Huguenots : « C’est de la grande musique ». Il voyait là, très injustement, une critique déguisée de Guillaume Tell. Tous deux se rencontrent sur le boulevard. « Cher maître, dit l’artiste au compositeur, connaissez-vous Duprez ? ― Oui. ― Qu’en pensez-vous ? ― Que c’est un homme d’un grand talent. ― Croyez-vous à son succès ici ? ― Dame, mon cher, dans ma musiquette, et Rossini appuya ironiquement sur ce mot, je crois qu’il ira bien ; mais dans la grande musique je ne sais pas ce qu’il fera, et s’il vous vaudra. Pourtant… mon cher, vous vieillissez ! (Nourrit n’avait pas trente-sept ans). Vous prenez du ventre ! Vous étiez assis à l’Opéra dans un bon fauteuil, et maintenant, Duprez et vous, vous serez sur deux tabourets. ― Mais… s’il me fait cela… reprend Nourrit un peu troublé, et figurant le geste d’un homme qui en repousse un autre. ― Eh bien, mon cher, répond Rossini avec un accent sardonique, vous ferez cela », et il fait le geste d’un homme qui tombe.

Le résultat fut que Nourrit arriva chez moi, et me dit : « Mon cher ami, je quitte l’Opéra, je viens de donner ma démission. » Je me récriai. « Mais c’est de la folie ! . ― Non ! c’est du bon sens. Je ne suis pas fait pour la lutte. Depuis quatorze ans je règne seul à l’Opéra, et mon père m’a souvent cité un vers du vôtre, dans sa tragédie d’Étéocle et Polynice : Un trône est trop étroit pour être partagé.