Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/701

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publique, dans une séance à la salle Taitbout, qui est restée célèbre.

Tout, dans sa salle et sur l’estrade, était tumulte et clameurs. Le public, partagé entre les deux camps, applaudissait et huait tour à tour les deux adversaires ; les saint-simoniens, éperdus, allaient de Reynaud à Enfantin et d’Enfantin à Reynaud ; Enfantin, troublé pour la première fois, se défendait mal. « Vous démoralisez les ouvriers, s’écriait Reynaud, dont la véhémence allait toujours croissant, en ne leur parlant jamais que d’argent !… Vous démoralisez les femmes en affranchissant leurs passions au lieu de leur âme !… Mais rappelez-vous ce mot que la Bible applique à Satan : La femme se relèvera contre toi et t’écrasera la tête ! » La confusion et les cris devinrent tels qu’il fallut lever la séance. M. Enfantin quitta la salle, entraînant avec lui tous ses partisans ; les amis de Reynaud l’entourèrent en le suppliant de ne pas sortir ; ils craignaient l’exaspération de quelques fanatiques. C’était en effet un coup mortel porté à M. Enfantin. Sur dix-huit saint-simoniens qui composaient cette famille philosophique, un très petit nombre suivit le Père à Ménilmontant ; le saint-simonisme matérialiste était terrassé ; mais le vainqueur n’était pas moins blessé que le vaincu, car le saint-simonisme lui-même était mort du coup, et Reynaud se sentit écrasé sous les débris du temple qu’il avait renversé.

Avec le saint-simonisme, en effet, disparaissait tout ce qu’il avait cru, tout ce qu’il avait espéré depuis trois ans ; un vide affreux se fit dans son âme. Les cœurs vulgaires