Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/721

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Je souligne en passant ce mot humilié devant lui-même ; jamais homme n’a eu plus impérieux besoin de s’estimer soi-même. Et je lis dans une lettre de lui ce mot qui complète la pensée : « J’aimerais mieux tomber du haut du Righi que de déchoir d’une ligne dans l’estime de mes amis » :

« Ne croyez pas cependant, reprend-il, que je veuille imposer par là ma manière de voir, qui est essentiellement personnelle. Je me réjouis de voir autour de moi, et jusque parmi mes amis les plus chers, de sincères patriotes qui s’en écartent. Leur présence à la Chambre peut être d’une utilité que je suis loin de méconnaître, et de ce qu’ils n’éprouvent aucun scrupule à prêter serment, je conclus simplement que ce serment ne les affecte pas comme il m’affecterait moi-même ; et je m’en félicite pour les intérêts qu’ils auront à servir.

« Mais en même temps qu’il est utile au pays de posséder une opposition légale, permettez-moi de penser qu’il ne lui est pas inutile non plus d’en posséder une moins ouverte, passive même, mais inflexible dans ses principes. C’est dans celle-ci que mes sentiments, mon jugement politique et mon caractère me portent à me ranger, c’est d’elle que j’ai à cœur de demeurer le représentant. »

Ce fut là son dernier acte d’homme public. La mort l’avait touché de son aile : depuis deux ans il se sentait atteint. Je trouve dans une lettre de lui à son digne ami, M. Henri Martin, en date de mai 1861, ces paroles attristées :

« Je ne suis pas content de moi, je suis tombé dans une sorte d’inertie. A mon âge, on se trouve si près de l’autre vie, qu’on se sent plus disposé à y inspirer qu’à s’intéresser à celle-ci !… On se dit : Ma tâche est faite, et, en la voyant si minime, on se résigne en pensant que l’on fera mieux une autre fois.