Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/722

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« Le monde appartient maintenant à la jeunesse. La seule chose qui nous reste, c’est nous-mêmes, et que d’améliorations nous avons à réaliser dans ce monde-là ! »

Malgré ces découragements, aucun de nous ne s’inquiétait sérieusement pour lui. Toute sa vie, il avait été sujet à ces mélancolies sévères qui sont le propre des imaginations à grande volée. « Je n’ai plus d’ailes ! » disait-il souvent, ne se rendant pas compte que c’est la maladie de ceux qui planent. Puis, par un contraste étrange, cet homme, si dédaigneux des grandes douleurs comme des grands dangers, ne pouvait supporter sans impatience les légers malaises qui entravent. « Mon cher ami, lui répétais-je souvent en riant, vous êtes fait pour combattre les lions, mais pas les moucherons. » Je le gourmandais donc au lieu de le plaindre. Enfin son aspect même achevait de nous tromper. Il n’avait rien perdu de sa beauté imposante, et l’idée de mort était si incompatible avec cette apparence olympienne, sa personne physique elle-même représentait toujours si vivement la protection, qu’on ne pouvait croire que le grand chêne pût tomber avant les plantes plus faibles qui s’abritaient à son ombre.

Il fallut bien comprendre. Une pierre dure comme du fer, qui lui déchirait les entrailles depuis plus de deux ans, le força enfin, comme le héros du poème de Tristan, à dire : Je suis vaincu ! Les douleurs atroces qui le torturaient lui arrachaient parfois malgré lui des cris aigus, jamais une plainte. Un des ornements de sa chambre était un bas-relief représentant un Gaulois combattant ; dès qu’il se sentit au pouvoir de la mort,