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Page:Lemaître - Chateaubriand, 1912.djvu/311

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une plus merveilleuse virtuosité, que le récit de la campagne de Russie (qu’il n’a pas vue). Laissez-moi citer un peu, pour le plaisir :

… Si l’inique invasion de l’Espagne souleva contre Bonaparte le
 monde politique, l’injuste occupation de Rome lui rendit contraire
 le monde moral : sans la moindre utilité, il s’aliéna comme à
 plaisir les peuples et les autels, l’homme et Dieu. Entre les
 deux précipices qu’il avait creusés aux deux bords de sa vie, il
 alla, par une étroite chaussée, chercher sa destruction au fond
 de l’Europe, comme sur ce pont que la mort, aidée du mal, avait
 jeté à travers le chaos.
… Il ne restait d’autre ressource que… de rentrer à Smolensk
 par les vieux sentiers de nos malheurs : on le pouvait : les oiseaux
 du ciel n’avaient pas encore achevé de manger ce que nous avions
 semé pour retrouver nos traces.
… De vastes boucheries se présentaient, étalant quarante mille
 cadavres diversement consumés. Des files de carcasses alignées
 semblaient garder encore la discipline militaire ; les squelettes
 détachés en avant, sur quelques mamelons écrêtés, indiquaient
 les commandants et dominaient la mêlée des morts.
… L’effrayant remords de la gloire se traînait vers Napoléon.
 Napoléon ne l’attendit pas.
… Tout disparaît sous la blancheur universelle. Les soldats
 sans chaussures sentent leurs pieds mourir ; leurs doigts
 violâtres et roidis laissent échapper le mousquet dont le
 toucher les brûle… leurs méchants habits deviennent une
 casaque de verglas. Ils tombent, la neige les couvre ; ils forment
 sur le sol de petits sillons de tombeaux… Des corbeaux et des
 meutes de chiens blancs sans maîtres suivent à distance cette
 retraite de cadavres.
… Quelques soldats dont il ne restait de vivant que les têtes