Page:Lemaître - Chateaubriand, 1912.djvu/334

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ennui, à se manger

 l’âme et le blanc des yeux, à se faire, en enrageant, le
 sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs penchants, de leurs
 façons naturelles de vivre : la misère les serre l’une contre
 l’autre, et, dans ces liens de gueux, au lieu de s’embrasser elles
 se mordent, mais non pas comme Flora mordait Pompée. Sans argent,
 nul moyen de fuite ; on ne peut aller chercher un autre soleil, et,
 avec une âme fière, on porte incessamment des chaînes. Heureux
 juifs, marchands de crucifix, qui gouvernez aujourd’hui la
 chrétienté, qui décidez de la paix ou de la guerre, qui mangez
 du cochon après avoir vendu de vieux chapeaux, qui êtes les
 favoris des rois et des belles, tout laids et tout sales que vous
 êtes, ah ! si vous vouliez changer de peau avec moi !…

Est-ce clair ? Et il a voulu que l’on sût cela après sa mort ! Il est vrai qu’il ne pensait peut-être pas toujours ainsi. Une fois que sa femme était malade, il la soigna si bien, qu’elle écrivait à madame Joubert : « Mon mari est un ange ; j’ai peur de le voir s’envoler vers le ciel ; il est trop parfait pour cette mauvaise terre. » Mais, d’autre part, elle était bonapartiste. Puis, Chateaubriand nous dit qu’elle n’avait pas lu une ligne de ses livres. Et sans doute c’est une façon de parler : mais cela indique, pour le moins, une certaine indifférence à l’œuvre de son mari, sinon à sa gloire. Elle l’aimait toutefois, cela ne paraît pas douteux ; elle lui était dévouée ; elle l’aida à conserver, parmi ses gaietés et ses irrégularités secrètes, un decorum extérieur ; elle sut lui ménager un abri honorable et mélancoliquement pittoresque, à l’ombre de cette