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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.


Sa peau disparaissait sous un bleu tatouage,
Arabesque fantasque aux plis capricieux,
Dont chaque trait parlait d’un acte de courage
Ou d’un ennemi mort sous son bras glorieux.

Nul ne lançait si loin la terrible sagaie
Qu’au moment du combat l’on frotte de poison ;
Nul ne faisait voler si fort sous la pagaie
La pirogue légère, au lointain horizon.

Ajoutons qu’il était seigneur de haut lignage.
Cousin et favori du roi de la tribu,
Un vieux gredin perclus, sinistre anthropophage,
De lèpre, d’eau-de-vie et de meurtres fourbu.

Il était mon tayo : j’avais pris l’habitude
De l’emmener courir avec moi dans les bois,
Et quand la marche était ou trop longue ou trop rude ;
Sur son dos ou son cou je montais à mon choix.

Quand midi calcinait la plage de sa flamme,
Dans sa case j’allais m’étendre sans façon ;
Il me laissait son lit et sa natte et sa femme,
Et s’en allait dormir à l’ombre d’un buisson.

Il venait le matin à bord de mon navire
M’apporter du poisson, du laitage et du fruit,
Et je le renvoyais heureux jusqu’au délire,
Pour un peu de tabac, de poudre ou de biscuit.

Il bondissait, rempli d’une joie enfantine,
Quand nos clairons sonnaient le fauve branle-bas ;
Il buvait mon alcool et ma térébenthine ;
Il avait le gosier de fer comme les bras.