Page:Leon Silbermann - Souvenirs de campagne, 1910.djvu/313

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abasourdi que je me demandais si je n'étais pas le jouet d'une hallucination. Des camarades de France avaient cependant cherché, dès avant mon départ, à me persuader que cette colonie n'était nullement faite pour un soldat de mon genre. Un de mes anciens chefs me disait : « Si vous voulez garder un bon souvenir de votre carrière militaire, évitez d'aller en Cochinchine. » J'ai compris depuis le sens de cet avertissement et si c'était à refaire, je mettrais tout en œuvre pour être envoyé ailleurs.

Je trouvai là très peu d'anciens soldats ayant participé aux véritables campagnes ou aux grandes colonnes ; aussi, tout soldat porteur de plusieurs médailles y était, sans être connu autrement, taxé de... fumiste. Le mot d'ordre était que seuls, ceux qui avaient fait un ou plusieurs séjours en Cochinchine étaient des hommes véritablement méritants et dignes de considération ; les autres ne comptaient pas.

Un jour, sur la route de Cholon, je fus abordé par un sous-officier qui m'adressa cette question : — Dites-moi, mon ami, où donc avez-vous récolté tant de médailles ? — Dans des colonies autres que la Cochinchine, répondis-je. — Ah, continua-t-il, vous êtes de ceux qui ont toutes les veines. Tel que vous me voyez, je fais actuellement mon troisième séjour dans ce pays, et je n'ai encore aucune décoration. — Cependant, répliquai-je, ici vous avez dû faire souvent le coup de feu... à la chasse. En outre, on vous oblige à manger journellement des poulets rôtis, des œufs, des gâteaux comme dessert et à faire la sieste cinq ou six heures au milieu du jour. Le soir, vous êtes encore presque contraint d'aller au café et au théâtre, puis de rentrer chez vous en pousse-pousse. Evidemment, on est injuste envers vous et pour tout ce surmenage, vous mériteriez bien une ou plusieurs médailles ... en chocolat.

Pour le coup, il se fâcha et me quitta en haussant les épaules.