Page:Leopardi - Poésies et Œuvres morales, t2, 1880, trad. Aulard.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

morsures de vipères, à travers le désert du monde, jamais je ne suis venu à toi sans qu’un si grand bien ne me parût l’emporter sur nos peines.

Quel monde désormais, quelle immensité nouvelle, quel paradis devient le lieu où me semble se dresser ton merveilleux enchantement, et où, errant sous une autre lumière que d’ordinaire, j’oublie mon état terrestre et toute la réalité ! Tels sont, je crois, les songes des immortels. Car enfin tu es, hélas ! en beaucoup de points un songe dont s’embellit la vérité, ô douce pensée, un songe et une erreur visible. Mais, parmi les belles erreurs, tu es de nature divine, puisque, si vivace et si forte, tu t’obstines ainsi contre le réel et que tu ne t’évanouis que dans le sein de la mort.

Oui, ô ma pensée, cause unique et chérie des souffrances infinies de ma vie, la mort t’éteindra un jour avec moi : car à des signes certains je sens dans mon âme que tu m’as été donnée pour souveraine éternelle. Mes autres illusions étaient de plus en plus affaiblies par la vue de la vérité. Mais plus je reviens vers celle dont je m’entretiens avec toi et dont je vis, plus grandit ce plaisir, plus grandit ce délire, qui est mon existence. Angélique beauté ! Partout où je regarde, chaque beau visage me semble imiter ton visage, comme une image feinte. Tu es la seule source de tout autre charme, tu me parais la seule vraie beauté.

Depuis que je t’ai vue, de quel grave souci