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histoire de la commune

ami Ernest Granger, dont il partageait le logement. Il avait soixante-seize ans.

Ce grand et infortuné citoyen a laissé peu d’ouvrages mais tous remarquables. Les principaux sont : la Patrie en danger, recueil de ses articles, et l’Éternité par les astres. Son souvenir, sa légende ont survécu à ses discours, à ses écrits. L’impression qu’il produisit sur ceux qui l’approchèrent à toutes les époques de sa vie fut vive, ineffaçable. Jeune encore, on l’appelait le « Vieux ». Il en imposait à la fois par son passé, par son extérieur, par sa parole claire, persuasive, par la lucidité de ses arguments, autant que par le souvenir des persécutions qu’il avait subies, et par le prestige de ses longues années de captivité. Le corps grêle, les membres fluets, il était de très petite taille, comme Napoléon, comme Thiers, ces chefs énergiques, à l’ascendant fort. Il n’avait pourtant nullement l’aspect d’un dominateur de foules, d’un chef de révoltés. Sa physionomie était sévère, chagrine ou méditative. Il avait le front large, les pommettes saillantes, les méplats accentués, le cou maigre, ridé, avec des muscles bossuant la peau, tendus comme des cordes, la barbe grise, rare et rude, les cheveux blancs et courts ; les mains, petites et nerveuses, apparaissaient toujours gantées de noir, portant le deuil éternel de la chère morte.

Il évoquait la figure magistrale et énigmatique de ce Madeuf, le vieux savant des « Misérables », en qui les insurgés croient voir sur la barricade un spectre survivant des journées de la Révolution. La méfiance, la finesse et la perspicacité dominaient en ce visage de vaincu perpétuel, non pas renfrogné, mais sombre, qu’éclairait seulement, par lueurs subites, la flamme de la lutte, l’esprit de revanches obstinément cherchées avec la ténacité du vaincu qui se relève et ne veut pas demander grâce. Il avait la gauche-