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BALAOO


    de petites tribus de quarante à cent individus. Ils pratiquent la belle formule humaine : Un pour tous, tous pour un. Et, bien, qu’ils soient individuellement accessibles à des mouvements de colère, ils sont foncièrement dévoués aux intérêts de la communauté. Chez eux, point de nos « grèves générales », décrétées au profit de l’unité, aux dépens de la collectivité !

    « Ces sentiments sociaux ont enrichi singulièrement leur vocabulaire. Qu’un membre de la tribu découvre au sommet d’un arbre une récolte de baies mûres, et il annonce sa trouvaille en articulant un mot précis.

    « Si c’est d’une flaque d’eau qu’il s’agit, l’éclaireur sait préciser la nature de la découverte, en se servant d’un mot que comprennent tous les adultes de la tribu. Et je vous laisse à penser s’ils dégringolent lestement des hautes branches pour tremper leurs lèvres dans le bienfaisant liquide !

    « Mais qu’un lion ou un léopard se faufile de buisson en buisson, avec la criminelle intention de se payer la peau d’un des joyeux buveur, et le premier qui évente l’approche du fauve articule un mot d’alarme qui fait le vide autour de la flaque.

    « Après une étude approfondie de ses rouleaux phonographiques, M. Garner croit même pouvoir affirmer que le vocabulaire du chimpanzé comprend deux cris d’alarme distincts, employés, l’un dans les cas de péril imminent, l’autre pour annoncer un danger encore lointain et avertir la tribu qu’elle doit se tenir sur ses gardes. Un troisième terme, qui relève plus de la curiosité que de la peur, dénonce l’approche d’une autre bande de chimpanzés, dont le crieur ne saurait encore dire s’ils viennent en amis ou en ennemis.

    « Un jeune adulte qui se sent apte à créer une famille sait fort bien engager le dialogue avec la jeune guenon à la patte de laquelle il prétend. C’est bien de sept à huit mots que notre soupirant dispose pour habiller sa flamme et formuler sa demande en mariage.

    « M. Garner a noté quatre mots qui reviennent fréquemment sur les lèvres des deux futurs : Gwouff tsch’tak tourôô, phrase de douceur amicale et de parfait accord.

    « Il prend soin d’avertir que les signes de nos alphabets ne fournissent pas aux langues simiesques d’exacts équivalents. Cet aveu nous rassure, en nous laissant croire que ce gwoff tsch’tak, si déconcertant sur nos lèvres humaines, vibre d’une exquise harmonie dans le gosier d’un anthropoïde.

    « Car c’est là incontestablement un refrain d’amour… à la chimpanzé, comme M. Garner a pu s’en assurer mainte et mainte fois, depuis son retour à Philadelphie, en vivant en contact constant avec quelques singes qu’il a rapportés du Congo. Son élève favorite, baptisée Susie, lui roucoule, chaque matin, en l’apercevant au saut du lit, un amical gwouff tsch’tak tourôô.

    « Elle n’y manque que dans des cas précis, quand, par exemple, elle reçut la veille une correction qui lui parut imméritée, en son for intérieur de guenon congolaise. Alors elle se contente de grogner un gnangnan où s’exhale son humeur rancunière.