Page:Leroux - La Double Vie de Théophraste Longuet.djvu/218

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
200
LA DOUBLE VIE DE THÉOPHRASTE LONGUET

a, sur ma gauche, à côté de moi une femme qui remue dans une fosse !… Je ne l’entends pas, je la sens. La lune a allongé son rayon jusqu’à moi. Son rayon est divisé en trois par les barreaux de la grille. Cela fait trois bandes bleues dans lesquelles je vois d’abord le trou de l’œil et les trois trous de nez, et puis une bouche épouvantable qui me tire la langue. Après, il y a trois corps sans tête. Dans le flanc gauche du troisième corps, je distingue très bien la plaie putréfiée dans laquelle s’enfonça l’un des crocs de fer par lesquels fut pendu ce décapité. On ne pouvait le pendre par la tête, puisqu’il n’avait plus de tête. Comme je ne sens plus remuer la femme dans la fosse à côté, je me remets un peu et je m’occupe à dénombrer les corps qui emplissent le charnier. Je commence même à apercevoir ceux qui sont tout à fait dans les ténèbres. Il y en a ! Il y en a ! Parbleu ! On apporte ici tous les suppliciés de la ville[1]. Il y en a de frais, il y en a de pourris, il y en a de

    d’avoir pris des bains de sang humain. C’était un bruit certain qui courait à l’époque et qui était des plus vraisemblables vu le personnage. Il est historique que le comte de Charolais, pour se faire la main, décrochait à coups de carabine les couvreurs sur les toits. À la suite de l’un de ces derniers crimes, qui avait ému même le garde des sceaux, Louis XV dit à ce monstre, prince du sang : « Je viens de signer votre grâce, mais voici, en blanc, la grâce de celui qui vous tuera. »

  1. Les corps des individus qu’on avait décapités ou fait bouillir sur une des places de Paris étaient suspendus par les aisselles et exposés, accrochés à une chaîne. Les Fourches Patibulaires de Montfaucon, nous dit Sauval, étaient, au temps de la Ligue, une masse de pierres surmontée de seize piliers, on y arrivait par une rampe faite de pierres assez larges et que fermait une porte solide. Cette masse avait la forme d’un parallélogramme : elle était haute de deux à trois toises, longue de six à sept, large de cinq à six, et composée de dix ou douze assises de gros quartiers de pierres bien liées et bien cimentées. Les piliers étaient gros, carrés, chacun avait trente-deux ou trente-trois pieds de hauteur. Pour joindre ensemble ces piliers et y attacher les corps des suppliciés, on avait enclavé dans leurs chaperons, à moitié de leur