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d’aujourd’hui. Les idées ne sont pas solides ! Tu as vu que j’allais partir et uniquement cela qui t’a convaincu. Une minute a suffi pour te convaincre !

Jean. — Oui, une minute pendant laquelle tout ce que l’orgueil a édifié s’écroula !… Une minute où j’ai vu clair dans ton cœur et dans le mien… où j’ai lu dans l’affection jalouse de Nanette comme dans un livre… Ah ! je te jure que je n’ai pas eu besoin de ses aveux pour être sûr de son crime et… du mien !

Béatrice. — Qui t’a ouvert les yeux ?

Jean. — Maintenant que mon orgueil est tombé, je vois clair. Oui, je puis lire maintenant la vérité dans tes yeux, dans tes chers yeux qui pleurent !

Béatrice. — Et tu recommenceras à me torturer demain !…

Jean. — Te torturer ! Ah ! mon cher amour ! Pour-quoi ne me crois-tu pas ? Il n’y a plus au monde, pour moi, que ta pitié ! Quand tu m’auras pardonné, je te dirai tout… Je te ferai le récit de toutes les misères qui sont là ! (Il se frappe la poitrine.) Tu seras effrayée. Vois-tu, l’âme d’un honnête homme, quand cet homme est un juge, est effrayante à voir !… Ainsi, je vais te dire… Après que je t’ai eue condamnée, mon amour, plus d’une fois, tout au fond de moi-même, oui, un doute venait, essayait de se faire entendre… un doute qui apportait avec lui toutes les bonnes raisons de ton innocence !… Eh bien, moi, moi, qui souffrais à en mourir de cette torture… que je t’infligeais, je repoussais ce doute, je le fuyais avec horreur… Il m’appelait, je détournais la tête, car j’avais peur… une peur que je n’osais m’avouer, de m’être trompé… peur pour moi, peur pour toi, pour les autres… pour tous ceux que j’ai jugés, tous ceux dont je ne connaissais rien ; ni de leur corps, ni de leur âme… et que j’ai châtiés… et qui sont dans les cachots… ou qui sont morts… Comprends-tu ? Comprends-tu ?

Béatrice. — Ou qui sont morts…

Jean. — Ou qui sont morts ! Je ne pouvais pas me tromper !… ou alors, ou alors, ou alors !… Il n’était pas en mon pouvoir de me tromper. C’était l’idée. Quand l’idée est dans le cœur d’un juge, rien d’autre n’existe plus. On est son propre bourreau, on enchaîne l’innocence qui vous est la plus chère sur un bûcher, en faisant le signe de la croix… On est Torquemada… On brûle son cœur !

Il retombe à genoux… Il entoure Béatrice de ses bras suppliants.