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Page:Leroux - Le Château noir, 1933, Partie 2.djvu/121

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LE DONJON ASSIÉGÉ

— Quoi ?

— Mes chaussures !…

— Tu veux t’établir marchand de chaussures en Turquie ? »

L’autre renifla, prit du courage :

« Si je les ai achetées, ce n’est point pour les vendre, mais pour les porter !

— Tu ne risques point d’aller pieds nus ! dit Rouletabille.

— N’est-ce pas ? repartit le bon géant avec un vrai orgueil. Et ce n’est pas pour moi une mince consolation à tous mes maux passés, présents et futurs ! De tous ces maux-là, le pire, vois-tu, Rouletabille, est la souffrance du pied, non point celle qui vous vient d’un mal physique et vulgaire, mais de l’humiliation épouvantable qui est réservée aux pauvres garçons qui se traînent de place en place sans en trouver aucune avec des chaussures qui « fichent le camp » et qui attestent une misère qu’à force d’ingéniosité ils sont arrivés, à peu près, à dissimuler sur le reste de leur individu ! Toi, Rouletabille, tu ne sais pas ce que c’est. Au fond, tu as eu de la chance !… Si on t’a ramassé pieds nus sur les quais de Marseille, au moins on t’a chaussé tout de suite et tu n’as pas eu à souffrir de cette misère-là…

« Mais, moi, mon pauvre ami, qui avais quitté ma profession d’instituteur pour me lancer dans la littérature, moi qui ai traîné dans les antichambres avec des manuscrits ! Moi qui ai passé je ne sais combien d’heures à dissimuler mes extrémités postérieures sous les banquettes où j’attendais impatiemment d’être reçu par un homme d’où dépendait tout mon avenir, et qui, dès qu’il me recevait, invariablement, semblait hypnotisé par le spectacle prodigieusement navrant de mes souliers avachis, aux cuirs rafistolés, retenus miraculeusement par des ficelles teintes à l’encre, je puis te jurer qu’il n’est point de pire supplice pour un honnête homme qui a gardé le moindre sentiment de sa dignité !