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Page:Leroux - Le Château noir, 1933, Partie 2.djvu/189

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LES DERNIÈRES CARTOUCHES

raissaient couverts d’une multitude en marche. De longs cordons de troupes glissaient par les chemins, des cavaliers chevauchaient au flanc des monts, des étendards brillaient dans les premiers rayons du soleil.

« Les voilà ! les voilà !…

— Nous sommes sauvés ! »

Cette fois ils disaient vrai ! C’étaient les armées du général Stanislawof qui descendaient, en chantant, les pentes réputées infranchissables de l’Istrandja-Dagh, et qui déjà chassaient devant elles les bandes de Gaulow !

Celles-ci, surprises par la nouvelle de cette marche foudroyante, avaient abandonné leur proie, au moment où elles croyaient bien la tenir, et le Château Noir s’était vidé d’un coup de son armée de brigands.

L’ivresse des reporters, à ce spectacle, fut sans bornes. Ils s’embrassèrent comme ils l’avaient fait tout à l’heure, mais avec autant d’allégresse dans le cœur qu’il avait été plein naguère de désespoir. Du moins, tel était l’enthousiasme de La Candeur et de Vladimir qu’ils ne s’aperçurent même point qu’aux joies délirantes de ce triomphe Rouletabille et Ivana prenaient une bien faible part. Ivana s’était relevée comme les autres, mais, saisissant la jumelle du reporter, et, sans plus prêter d’attention au secours qui arrivait du Nord, elle ne semblait intéressée que par ce qui se passait vers les chemins du Sud, encombrés de la fuite éperdue de toute la soldatesque de la Karakoulé…

Quant à Rouletabille, penché sur l’agonie du pauvre Modeste, il recueillait, avec son dernier soupir, ses dernières paroles :

« Ah ! monsieur, c’est maintenant que je vais pouvoir les rattraper, mes vingt-trois mille trois cent soixante-quinze heures de sommeil !… »

Et Modeste mourut et Rouletabille pleura. Pleurait-il seulement sur ce mort ?… Pauvre Rouletabille qui avait tout fait pour la délivrance d’Ivana et qu’Ivana ne regardait même pas !… Elle venait de quitter précipitamment la terrasse, sans même un mot d’adieu aux reporters.