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Page:Leroux - Le Mystère de la chambre jaune, 1907.djvu/19

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Nous vîmes arriver le parquet de Corbeil, représenté par M. de Marquet et son greffier. M. de Marquet avait passé la nuit à Paris avec son greffier pour assister, à la Scala, à la répétition générale d’une revuette dont il était l’auteur masqué et qu’il avait signé simplement : « Castigat Ridendo. »

M. de Marquet commençait d’être un noble vieillard. Il était, à l’ordinaire, plein de politesse et de « galantise », et n’avait eu, toute sa vie, qu’une passion : celle de l’art dramatique. Dans sa carrière de magistrat, il ne s’était véritablement intéressé qu’aux affaires susceptibles de lui fournir au moins la nature d’un acte. Bien que, décemment apparenté, il eût pu aspirer aux plus hautes situations judiciaires, il n’avait jamais travaillé, en réalité, que pour « arriver » à la romantique Porte Saint-Martin ou à l’Odéon pensif. Un tel idéal l’avait conduit, sur le tard, à être juge d’instruction à Corbeil, et à signer « Castigat Ridendo » un petit acte indécent à la Scala.

L’affaire de la « Chambre Jaune », par son côté inexplicable, devait séduire un esprit aussi… littéraire. Elle l’intéressa prodigieusement ; et M. de Marquet s’y jeta moins comme un magistrat avide de connaître la vérité que comme un amateur d’imbroglios dramatiques dont toutes les facultés sont tendues vers le mystère de l’intrigue, et qui ne redoute cependant rien tant que d’arriver à la fin du dernier acte, où tout s’explique.

Ainsi, dans le moment que nous le rencontrâmes, j’entendis M. de Marquet dire avec un soupir à son greffier :

« Pourvu, mon cher monsieur Maleine, pourvu que cet entrepreneur, avec sa pioche, ne nous démolisse pas un aussi beau mystère !

– N’ayez crainte, répondit M. Maleine, sa pioche démolira peut-être le pavillon, mais elle laissera notre affaire intacte. J’ai tâté les murs et étudié plafond et plancher, et je m’y connais. On ne me trompe pas. Nous pouvons être tranquilles. Nous ne saurons rien.

Ayant ainsi rassuré son chef, M. Maleine nous désigna d’un mouvement de tête discret à M. de Marquet. La figure de celui-ci se renfrogna et, comme il vit venir à lui Boitabille qui, déjà, se découvrait, il se précipita sur une portière et sauta dans le train en jetant à mi-voix à son greffier : « surtout, pas de journalistes ! »

M. Maleine répliqua : « Compris ! », arrêta Boitabille dans sa course et eut la prétention de l’empêcher de monter dans le compartiment du juge d’instruction.

« Pardon, messieurs ! Ce compartiment est réservé…

– Je suis journaliste, monsieur, rédacteur à L’Époque, fit mon jeune ami avec une grande dépense de salutations et de politesses, et j’ai un petit mot à dire à M. de Marquet.

– M. de Marquet est très occupé par son enquête…

– Oh ! Son enquête m’est absolument indifférente, veuillez le croire… Je ne suis pas, moi, un rédacteur de chiens écrasés, déclara le jeune Boitabille dont la lèvre inférieure exprimait alors un mépris infini pour la littérature des « faits diversiers » ; je suis courriériste des théâtres… Et comme je dois faire, ce soir, un petit compte rendu de la revue de la Scala…

– Montez, monsieur, je vous en prie… », fit le greffier s’effaçant.

Boitabille était déjà dans le compartiment. Je l’y suivis. Je m’assis à ses côtés ; le greffier monta et ferma la portière.

M. de Marquet regardait son greffier.

– Oh ! Monsieur, débuta Boitabille, n’en veuillez pas « à ce brave homme » si j’ai forcé la consigne ; ce n’est pas à M. de Marquet que je veux avoir l’honneur de parler : c’est à M. « Castigat Ridendo » !… Permettez-moi de vous féliciter, en tant que courriériste théâtral à L’Époque… »

Et Boitabille, m’ayant présenté d’abord, se présenta ensuite.

M. de Marquet, d’un geste inquiet, caressait sa barbe en pointe. Il exprima en quelques mots à Boitabille qu’il était trop modeste auteur pour désirer que le voile de son pseudonyme fût publiquement levé, et il espérait bien que l’enthousiasme du journaliste pour l’œuvre du dramaturge n’irait point jusqu’à apprendre aux populations que M. « Castigat Ridendo » n’était autre que le juge d’instruction de Corbeil.