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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

poser sur les lèvres pâles de la jeune fille. Et il la tint étroitement embrassée. Elle releva la tête triomphante, égarée, et le bras tendu vers Matrena Pétrovna :

— Il me croit, lui ! Il me croit ! Et vous m’auriez crue aussi si vous aviez été ma mère !…

Ayant dit, elle pencha la tête à la renverse et tomba sur le plancher, inanimée. Féodor était déjà à genoux, la soignant, la dorlotant, chassant les autres :

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en tous !… tous !… Toi aussi, Matrena Pétrovna !… Va-t’en…

Ils disparurent épouvantés, balayés par son geste sauvage.



Dans la petite datcha de Kristowsky, il y a un cadavre. Des agents le veillent en attendant le retour de leur chef. Frappé à mort, Michel Nikolaïevitch est venu mourir là et les autres l’ont suivi jusqu’à son dernier soupir. Ils étaient derrière lui quand, râlant, il a pénétré sur les genoux, dans sa chambre. La petite Katharina, la bohémienne, était là. Elle pencha sa petite tête énigmatique sur sa rapide agonie. Les autres fouillaient déjà partout, saccageant tout, faisant sauter les serrures et les tiroirs des meubles, mettant à sac les placards. Et leurs investigations firent tout le four de la maison, s’en allèrent jusqu’au fond des paillasses éventrées, ne respectèrent point le logis de Boris Mourazof, absent cette nuit-là. Ils fouillent… ils fouillent… et s’ils n’ont rien, absolument rien trouvé chez Michel, ils ont déniché une multitude de paperasses chez Boris : des livres d’Occident, des essais d’économie politique, une histoire de la Révolution française, des vers capables de le faire pendre. Ils ont tout mis en tas sous scellés. Pendant ce temps, Michel expirait entre les bras de Katharina qui lui avait ouvert, sur la poitrine, sa tunique, arraché sa chemise sans doute pour lui faciliter ses derniers soupirs. Le malheureux avait reçu, en nageant, car il s’était jeté dans la Néva, une balle derrière la tête. C’était miracle qu’il eût pu se traîner jusque-là. Il espérait sans doute pouvoir mourir en paix dans cette maison. Il croyait évidemment pouvoir l’atteindre, après avoir éventé ses limiers. Il ne savait pas que son dernier refuge avait été dénoncé.

Et maintenant les agents ont terminé leur besogne, de la cave au grenier. Koupriane, de retour de la villa Trébassof, les rejoint. Il est suivi par Rouletabille. Le reporter ne peut supporter la vue de ce cadavre encore chaud, aux yeux grand ouverts qui semblent le regarder, lui reprocher sa mort. Il se détourne avec dégoût et peut-être avec effroi. Koupriane a saisi ce mouvement :

— Des regrets ? lui demande le maître de police.

— Oui ! fait Rouletabille. Il faut toujours regretter un mort. Et, cependant, celui-là était un bandit, un bandit de droit commun. Mais je regrette sincèrement qu’il soit mort avant qu’il ait été confondu.

— À la solde des nihilistes ? c’est toujours votre avis ? interrogea Koupric

— Oui.

— Vous savez que l’on n’a rien découvert chez lui. On n’a trouvé de papiers intéressants que chez Boris Mourazof.

— Ah !

— Que dites-vous de cela ?

— Rien !

Koupriane interroge encore ses hommes. Ceux-ci lui répondent : non, on n’a rien découvert, rien chez Michel. Et soudain Rouletabille constate que la conversation des agents et de leur chef devient plus animée. Koupriane se montre en colère, violent, leur fait des reproches. Les uns se sauvent, vivement, avec des paroles précipitées. Koupriane sort. Rouletabille le suit. Que se passe-t-il ? Il ne peut l’arrêter, mais, arrivant derrière lui, il le lui demande. Alors, en quelques mots brefs, et en marchant toujours devant lui, Koupriane, sans tourner la tête, lui dit qu’il vient d’apprendre que ses agents