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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Je dis, continua le général, que j’en ai assez de cette comédie et que, puisque M. Koupriane n’a pas su arrêter ces gens-là, et que, de leur côté, ils ne veulent pas se décider à faire leur besogne, je vais aller moi-même les mettre à la porte de chez moi !

Il tenta de faire quelques pas, mais il n’avait pas son bâton, et, tout de suite, il chancela. Matrena Pétrovna se précipita sur lui et l’enleva dans ses bras comme s’il n’avait pesé qu’une plume.

— Pas par l’escalier de service ! Pas par l’escalier de service ! grondait l’entêté général.

— Tu descendras, lui répliqua Matrena, par où je te descendrai !

Et elle l’emporta au fond de l’appartement, tandis qu’elle jetait à Rouletabille :

— Va, petit domovoï !… Et que Dieu nous protège !

Rouletabille disparaissait aussitôt par la porte du grand palier, et tout le groupe, formé par Koupriane, traversait le cabinet de toilette et la chambre du général, Matrena Pétrovna en tête, avec son précieux fardeau ! Ivan Pétrovitch avait déjà la main sur le fameux verrou qui fermait la porte du petit palier, quand ils se retournèrent tous, en entendant un bondissement derrière eux. C’était Rouletabille qui revenait :

Ils ne sont plus dans le salon !

— Plus dans le salon ! Où donc sont-ils ?…

Rouletabille montra la porte qu’on allait ouvrir.

— Peut-être derrière cette porte ! Prenez garde !

— Mais Ermolal doit savoir où ils sont ! s’exclama Koupriane. Ils sont peut-être sortis, se voyant découverts !

— Ils ont assassiné Ermolaï…

— Assassiné Ermolaï !…

— J’ai vu son corps étendu au milieu du salon, en me penchant du haut de l’escalier. Mais eux, ils n’étaient plus dans le salon !… Et j’ai craint que vous ne vous heurtiez à eux, car ils peuvent s’être réfugiés dans l’escalier de service…

— Mais ouvrez donc la fenêtre, Koupriane ! et appelez vos hommes, qu’ils viennent nous délivrer !

— Je veux bien, répondit froidement Koupriane, mais c’est le signal de notre mort !…

— Eh ! qu’attendent-ils pour nous faire mourir ! gronda Féodor Féodorovitch. Je trouve qu’ils sont bien longs, moi ! Qu’est-ce que tu as donc, Ivan Pétrovitch ?

La figure de spectre d’Ivan Pétrovitch, penchée du côté de la porte du petit palier, semblait entendre des choses que les autres ne percevaient point, mais qui les épouvantèrent assez pour leur faire fuir la chambre du général, en désordre. Ivan Pétrovitch les poussait, les yeux hors de la tête, la bouche glapissante :

— Ils sont là ! Ils sont là !…

Athanase Georgevitch ouvrit une fenêtre comme un fou, et dit :

— Je saute !

Mais Thadée Tchichnikof l’arrêta d’un mot :

— Moi, je ne quitte pas Féodor Féodorovitch !

Et Athanase eut honte, et Ivan eut honte, et, en tremblant, mais bravement, ils se serrèrent autour du général, et dirent encore : « Nous mourrons ensemble !… Nous mourrons ensemble ! Nous avons vécu avec Féodor Féodorovitch : nous mourrons avec lui !… »

— Qu’attendent-ils ?… mais qu’attendent-ils ?… grondait le général.

Matrena Pétrovna claquait des dents.

— Ils attendent que nous descendions ! dit Koupriane.

— Eh bien, descendons ! Il faut en finir !… ordonne Féodor…

— Oui, oui ! firent-ils tous, en voilà assez ! descendons ! descendons ! Et que Dieu la Vierge Marie et les saints Pierre et Paul nous protègent ! Descendons !

Tout le groupe arriva ainsi sur le grand palier, avec des gestes de gens ivres, des mouvements de bras fantastiques et des bouches qui parlaient toutes ensemble, disant des choses que personne d’eux ne savaient. Rouletabille les avait déjà précédés en éclai-