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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Oh ! ils ne sont point aveugles. Mais, en vérité, la lutte était trop visible pour qu’elle ne fût point seulement apparente… Quel enfant vous faites !… Comprenez donc que la présence de Natacha à la datcha devient trop dangereuse pour cette charmante jeune fille après l’empoisonnement manqué de son père et de sa belle-mère !… Et dans le moment que ses camarades se préparaient à envoyer au général Trébassof un joli cadeau à la dynamite… pajaost ?… elle se fait enlever et la voilà victime !… Comme c’est simple !

Rouletabille releva la tête :

— Il y a quelque chose de beaucoup plus simple à imaginer que la culpabilité de Natacha. C’est l’initiative de Priemkof versant le poison dans le flacon de votka et se disant que, si le poison ne réussit pas tout à fait, il aura du moins fait naître l’occasion d’introduire à la datcha son cadeau à la dynamite dans la poche des médecins qu’on lui enverra chercher !

Koupriane saisit le poignet de Rouletabille et lui jeta ces mots terribles en le regardant jusqu’au fond des yeux :

— Ce n’est pas Priemkof qui a versé le poison, car il n’y avait pas de poison dans le flacon !

Rouletabille, à cette révélation extraordinaire, se leva, plus effrayé qu’il ne l’avait jamais été au cours de cette effrayante campagne.

S’il n’y avait pas de poison dans le flacon, le poison avait donc été versé directement dans les verres par une personne se trouvant dans le kiosque ! Or, il n’y avait dans le kiosque que quatre personnes : les deux empoisonnés, Natacha, et lui, Rouletabille. Et ce kiosque était si parfaitement isolé qu’il était impossible à toutes autres personnes que celles qui se trouvaient là de verser du poison sur la table !

— Mais ça n’est pas possible ! s’écria-t-il.

— C’est si bien possible que cela est ! Le père Alexis affirme qu’il n’y a pas de poison dans le flacon et je dois dire que l’analyse que je fis faire ensuite lui a donné raison… Il n’y avait pas de poison non plus dans la petite bouteille que vous avez apportée au père Alexis et où vous avez versé vous-même le contenu des verres de Natacha et du vôtre… Pas de trace de poison non plus dans deux des quatre verres… On ne retrouve l’arséniate de soude que sur les serviettes maculées de Trébassof et de la générale et dans les deux verres où ils ont bu !…

— Oh ! c’est épouvantable ! gémit le reporter hébété… c’est épouvantable, car l’empoisonneur… c’est Natacha ou moi !

— J’ai beaucoup de confiance en vous ! déclara avec un gros rire satisfait Koupriane, en lui tapant sur l’épaule… Et j’arrête Natacha !… Hein ?… Vous qui aimez la logique, vous devez être satisfait…

Rouletabille ne dit plus un mot. Il se rassit et laissa retomber sa tête dans ses mains, comme assommé.

— Ah ! nos petites filles !… vous ne les connaissez pas ! elles sont terribles ! terribles !… faisait Koupriane en allumant un gros cigare… Bien plus terribles que les garçons !… Dans les bonnes familles, les garçons font encore la noce… mais les filles… elles lisent !… elles se montent la tête… elles sont prêtes à tout… elles ne connaissent plus ni père… ni mère… c’est le cas de le dire… Ah ! vous êtes un enfant !… Vous ne pouvez pas comprendre !… Deux beaux yeux, un air de mélancolie, une voix douce… et vous êtes pris… vous croyez avoir devant vous une bonne petite fille inoffensive… Tenez ! Rouletabille… tenez… il faut que je vous raconte… pour votre instruction… C’était au moment de l’attentat Tchipoff… Les révolutionnaires qui devaient exécuter Tchipoff étaient déguisés en cochers et en commissionnaires. Tout avait été soigneusement préparé et il semblait bien que personne ne s’aviserait d’aller découvrir les bombes là où elles se trouvaient… Eh bien, savez-vous où elles se trouvaient, les bombes ?… Chez la fille du gouverneur de Wladimir !… parfaitement, mon petit ami, parfaitement !… Chez la fille du gouverneur elle-même !… chez Mlle  Alexeiew !… Ah ! ces petites filles !… Du reste, c’est cette même Mlle  Alexeiew qui, si gentiment, a brûlé la cervelle d’un honnête négociant suisse qui avait le tort de ressembler à l’un de nos ministres !… Si on avait pendu plus tôt cette charmante jeune fille, mon cher monsieur Rouletabille, ce dernier malheur