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L’ILLUSTRATION

— Attendez-moi une seconde ici, pria la générale qui ne savait quelle contenance tenir et dont l’inquiétude faisait réellement peine à voir.

Et elle disparut derrière l’homme au faux astrakan. Quelques instants après, elle revenait. Elle paraissait encore plus agitée.

— Je vous demande pardon, murmura-t-elle, mais je ne pouvais les laisser partir ainsi. Ils en avaient, du reste, une très grosse peine. Ils m’ont demandé s’ils avaient démérité, s’ils avaient manqué à leur service. Je les ai calmés avec le naichaï[1].

— Oui, et dites-moi toute la vérité, madame. Vous leur avez demandé de ne point trop s’éloigner, de rester aux alentours de la villa, de la surveiller d’aussi près que possible.

— C’est vrai, avoua la générale, en rougissant. Mais ils sont partis quand même. Ils doivent vous obéir. Quel est donc ce papier que vous avez montré ?…

Rouletabille sortit à nouveau son billet tout couvert de cachets, de signes, de lettres cabalistiques, auquel il ne comprenait goutte, La générale traduisit, tout haut : « Ordre à tous les agents en surveillance à la villa Trebassof d’obéir absolument au porteur. Signé : Koupriane. »

— Possible ! murmura Matrena Pétrovna, mais jamais Koupriane ne vous eût donné ce papier s’il avait pu imaginer que vous vous en serviriez pour chasser ses agents.

— Évidemment ! je ne lui ai point demandé son avis, madame, veuillez le croire… Mais je le verrai demain et il me comprendra…

— En attendant, qui va le veiller ? s’écria-t-elle.

Rouletabille lui prit encore les mains. Il la voyait souffrir, en proie à une angoisse presque maladive. Il avait pitié d’elle. Il eût voulu lui donner confiance, tout de suite.

Nous ! dit-il.

Elle vit ces bons yeux si clairs, si profonds, si intelligents, cette bonne petite tête solide, ce front de volonté, toute cette jeunesse ardente qui se donnait à elle, pour la rassurer. Rouletabille attendait ce qu’elle allait dire. Elle ne dit rien. Elle l’embrassa de tout son cœur.


II

NATACHA


Dans la salle à manger, c’est le tour de Thadée Tchichnikof, de raconter des histoires de chasse. Ah ! c’est tout à fait le plus gros marchand de bois de l’antique Lithuanie, qui possède des forêts immenses et un grand amour pour Féodor Féodorovitch avec lequel il a joué tout enfant et qu’il a sauvé de l’ours qui se préparait à enlever le crâne de ce cher petit camarade comme on enlève un chapeau de dessus une tête, tout simplement. En ce temps-là, le père de Féodor était gouverneur de Courlande, s’il vous plaît, par la grâce de Dieu et du Petit Père. Thadée, qui avait treize ans tout juste, avait tué l’ours d’un bon coup d’épieu et il était temps. Une grande amitié était née entre les familles à cause de ce coup d’épieu et, bien que Thadée ne fût ni noble, ni soldat, Féodor le considérait comme son frère et l’aimait comme tel. Maintenant Thadée est tout à fait le plus gros marchand de bois des provinces occidentales avec ses forêts à lui et sa haute stature et son visage gras, huileux, et son cou de taureau et sa panse rebondie. Il a tout quitté — toutes ses affaires, toute sa famille — lors du dernier attentat, pour venir serrer dans ses bras son vieux cher Féodor. Ainsi a-t-il fait à chaque attentat, sans en oublier un seul. C’est un ami fidèle. Mais il est désolé qu’on ne sache plus chasser l’ours comme au temps de sa jeunesse. D’abord, est-ce qu’il y a encore des ours en Courlande et des arbres ? Est-ce qu’il y a encore des arbres — ce qu’on appelle des arbres ? Car il les

  1. Pourboire.