Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/20

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la terre molle du jardin et qui le conduisait jusque sur les derrières du bastidon.

Alari, qui regardait agir Rouletabille avec admiration, murmurait entre ses dents une vieille galéjade :

« Un jour qui sera nuit, les hommes auront une queue qui portera un œil — qui pirouettera de mille façons — et qui, à dix pas, verra les veines d’une puce ! »

Le mur qui bordait l’enclos de Hubert était assez bas à cet endroit. Soudain, en deux bonds, Rouletabille le franchit et retomba dans un chemin creux qui venait finir là en cul-de-sac. Les autres voulaient le suivre, mais il réapparut tout de suite, le front soucieux, un mot sur les lèvres :

Auto !

— Eh bien, lui demanda Jean, que se passe-t-il ?

— Éloignez-vous un peu, commanda le reporter à Alari et à Tavan… j’ai à parler à M. de Santierne.

Et quand les autres eurent fait quelques pas :

— Eh bien ! répéta Jean.

— Eh bien, Odette est venue ici !…

— Odette est venue chez Hubert ?

— Oui.

— Seule ?

— Mon Dieu, oui, seule… Mais ce qui m’effraie, vois-tu, ce n’est pas qu’elle soit venue, c’est que je ne vois pas comment elle en est ressortie !

— Tu rêves !… Où as-tu vu les pas d’Odette ? Montre-les-moi, je veux les voir !

Rouletabille le conduisit à l’endroit que l’homme avait désigné comme étant celui où il avait trouvé l’écharpe… Là, en effet, il y avait l’empreinte légère d’un petit soulier pointu… empreinte qui disparaissait tout d’un coup… Cette empreinte se dirigeait vers la maison d’Hubert… et puis plus rien !…

— Plus rien ! répétait sourdement Rouletabille… Cette empreinte s’en vient et ne s’en retourne pas…

» Et elle est rencontrée là par des pas d’homme… des pas d’homme qui conduisent au mur… Et tu ne sais pas ce qu’il y avait derrière le mur ?… Il y avait, dissimulée dans le chemin creux, une auto qui attendait !… Ah ! si, à cette heure, Odette n’était pas dans sa chambre, on pourrait supposer le pire !

— Le pire que l’on puisse supposer, râlait Jean qui souffrait le martyre, c’est qu’Odette soit venue ici toute seule ! Le reste n’existe pas !… On ne l’a ni enlevée ni tenté de l’enlever !… sans quoi elle se serait plainte, n’est-ce pas ? Enfin, tu la connais…

— Oui ! fit Rouletabille d’une voix grave, je la connais !

— Et tu vois Odette, toi, venant la nuit chez Hubert !… Mais tu as juré de me faire devenir fou !…

— Du calme, Jean, du calme… Odette est un ange et tu es un poète… Laisse-moi faire mon métier qui est de regarder la trace que laissent en passant les gens et les choses sur la terre…


VI. — Un morceau d’étoffe couleur tango

— Qu’est-ce que tout cela prouve ? gronda Jean la tête basse, le front mauvais, pourquoi voudrais-tu qu’il n’y eût pas dans ce jardin des pas de femme ?… Est-ce que nous savons qui est venu hier chez Hubert ?… Et pourquoi veux-tu que cette empreinte soit justement celle du soulier d’Odette ?

— Pour trois raisons, répliqua Rouletabille en s’essuyant le front… d’abord parce que je la trouve à côté de l’écharpe, ensuite parce qu’elle correspond à la pointure d’Odette… enfin parce qu’elle vient de là !

Et le reporter désignait du doigt une petite porte dans un mur assez bas qui séparait la propriété d’Hubert du vieux château.

— Par la porte mitoyenne ! ricana Jean… Je la croyais condamnée depuis longtemps, la porte mitoyenne !…

— Eh bien, vois !… fit Rouletabille.

Et il n’eut qu’à la pousser pour qu’elle s’ouvrît !…